Tout bourreau est une victime
et toute victime un bourreau.
Car si l’immense avale l’intime,
l’infime suffit à terrasser le gros.


Si Nikita Mikhalkov venait à acquérir les droits sur ce roman aujourd’hui, nul doute que pour des raisons de marketing il le rebaptiserait Guerre et Paix II : Vie et Destin, car la parentèle entre les deux romans-fleuves russes est évidente, bien qu’il me semble avoir lu quelque part que Grossman s’en défendait. Son subconscient a fait le reste, je suppose, tant il est vrai que Tolstoï, comme plusieurs autres, semble faire partie de l’imaginaire du « monde russe », comme une sorte de réflexe automatique et ancestral.


J’ai d’ailleurs une petite anecdote à ce sujet : ma babouchka native des environs de Vitebsk, à l’époque où il s’agissait encore de la République socialiste soviétique de Biélorussie, faisait un jour la comparaison entre l’adaptation du chef d’œuvre de Tolstoï par Sergueï Bondartchouk et celle de King Vidor. Ni chauvine ni particulièrement cinéphile, il n’y avait pourtant aucune compétition possible à ses yeux : « les Américains jouent bien et tout, mais les Russes, eux, ne jouent pas Guerre et Paix : ils le vivent. »


Tel est mon ressenti de Vie et Destin : Grossman ne l’écrit pas, il le vit. Il est vrai que le récit du Juif de Berditchev, Ukraine, est bien plus littéralement autobiographique que celui du propriétaire de Iasnaïa Poliana : correspondant de guerre pour la revue Étoile Rouge durant la totalité de la Grande Guerre Patriotique, Grossman décrit ce qu’il a vu de ses propres yeux dans le Kessel, le « Chaudron » béant de Stalingrad ; les conversations des généraux Tchouïkov et Eremenko, celle du célèbre tireur d’élite Zaïtsev, il les a entendu de ses propres oreilles. La longue lettre d’adieu bouleversante d’Anna Semionovna, c’est celle de sa propre mère, déportée à Treblinka. Le conflit intérieur de Viktor Strum, citoyen soviétique modèle qui redécouvre sa judaïcité au fur et à mesure de la guerre et de l’antisémitisme des deux camps, c’est également celui de l’ex-étudiant en chimie né Iossif Solomonovitch, russisé en Vassili Semionovitch.


Même ce qu’il n’a vraisemblablement jamais vécu – l’appel téléphonique de Staline, la fameuse conversation entre Liss et Mostovskoï sur laquelle je reviendrai, les scènes à la Wolfschantze d’Hitler ou à l’état-major de Paulus bien sûr – est tellement réaliste, tellement organique, tellement sincère qu’aucune différence ne se fait sentir. Vie et Destin a mille et une voix, et pourtant chacune a quelque chose à dire, chacune est double, chacune est à la fois le témoignage d’un vétéran et le porte-parole de Grossman.


Roman « océan » plus que « fleuve », miracle de l’écriture qui doit tout au talent du berditchevien mais aussi, et peut-être surtout, à son humanisme pur et simple, plus tchekhovien que tolstoïen, son empathie si rare à une époque où tout n’est que violence et causes de cette violence. « Ne rencontrez jamais vos idoles », dit l’adage, sous peine d’être déçu, mais au contraire de Tolstoï, Dostoïevski ou Soljenitsyne, il n’y a rien ni dans les écrits de Grossman ni dans ce que je sais de sa vie qui puisse me suggérer qu’il fut autre chose qu’un homme foncièrement bon, d’une générosité et d’une foi en l’humanité proprement extraordinaires. Oui, j’aurais voulu rencontrer Vassili Grossman et lui parler, lire dans ses yeux bruns, mi-clos derrière ses grosses lunettes rondes, la même croyance en la bonté humaine qui parfois me fait défaut.


Sans son extrême sensibilité, sans sa vision lucide mais bienveillante des hommes, Vie et Destin ne serait qu’un pavé dans la mare soviétique ; mais sans le courage de ses convictions, Vie et Destin ne serait qu’une fresque humaine de plus, immense mais trop imposante (Roue rouge, je pense à toi…). La symbiose entre les deux exercices est si parfaite que j’en ai souvent eu le vertige au cours de ses 1200 pages.


Du courage, Grossman en avait besoin pour oser écrire et publier LA scène la plus célèbre du roman, ce fameux dialogue que j’ai déjà mentionné entre l’officier SS Liss (« le renard » en russe, probablement une tentative désespérée de brouiller les pistes des censeurs) et son prisonnier, le vieux bolchevique Mostovskoï, qui s’apparente davantage à un monologue tant l’argumentaire du Nazi est irréfutable. Cette scène inouïe ne tombe pas du ciel, à ce stade le roman avait déjà lâché de quoi faire se dresser les cheveux sur le crâne chauve de la censure, mais on ne peut qu’imaginer la réaction des aparatchiks lorsqu’ils ont lu « Quand nous vous regardons, nous ne regardons pas seulement un visage haï, nous regardons dans un miroir » et autres « Vous croyez que vous nous haïssez, mais mais ce n’est qu’une apparence : vous vous haïssez vous-même en nous. » venant établir la filiation définitive et irrévocable entre l’URSS stalinienne et le IIIème Reich hitlérien. Jonathan Littell ne pourra s’empêcher d’y rendre un hommage un peu maladroit dans Les Bienveillantes.


Ce chapitre est si extraordinaire que je le recommanderais même à quiconque serait effrayé par l’épaisseur du roman dans son entier ; il peut être lu indépendamment du reste. Il est quelque part un peu dommage que Grossman le fasse suivre par une exposition un peu trop directe de sa philosophie personnelle, par l’entremise du « fol en dieu » Ikonnikov. Pour autant, ses paroles ne sont guère contestables elles non plus : le « Bien universel » est un concept abstrait et irrémédiablement destructeur, seuls les petits gestes de bonté au quotidien peuvent faire la différence ; une bonté spontanée et sans slogans. C’est sans aucun doute un message intemporel.


Ce serait pourtant une grave erreur que de réduire Vie et Destin à cette seule scène, aussi marquante soit-elle. Tout romancier espère avoir ne serait-ce qu’une seule séquence d’anthologie dans chaque œuvre ; Vie et Destin en a treize à la douzaine : déjà évoquée, la lettre de la mère de Strum, qui pourrait constituer un court roman à elle seule ; l’évolution parallèle entre Evguénia Nikolaïevna, son fiancée le colonel Novikov et son ex-mari le commissaire politique Krymov, héros de Stalingrad arrêté pour son passé trotskiste ; le voyage de sa sœur Lioudmila sur le Don pour se rendre au chevet de son fils mourant, concept russissime au possible ; le mépris des soldats allemands pour leurs alliés roumains, dont Heinrich Gerlach témoignera depuis l’autre côté du Kessel dans son superbe Éclairs lointains ; et ainsi de suite…


Mais s’il me fallait vraiment en retenir qu’une seule autre, qui m’a profondément bouleversé, ce serait le calvaire de Sofia Ossipovna, jeune femme juive envoyée à la chambre à gaz, où comme pour mieux affirmer son humanité à elle-même et à ses bourreaux, elle se découvre un instinct maternel en prenant soin d’un petit orphelin, comme un effet-miroir de la nouvelle Le vieux Professeur, où une petite fille réconfortait un vieillard sur le point d’être exécuté par les Einsatzgruppen. La féminité plus forte que l’idéologie, voilà d’ailleurs un thème qu’un Grossman plus jeune et politisé abordait déjà dans un de ses premiers écrits, la nouvelle Dans la ville de Berditchev.


Un autre Grossman avec lequel il y a cette fois rupture cependant, c’est l’auteur de L’Enfer de Treblinka, témoignage utilisé au procès de Nuremberg. Ce Grossman-là était en colère, il était orphelin de sa mère et de ses illusions, il crachait sa haine des Allemands en qui, dans un phénomène de reproduction paradoxale mais compréhensible et similaire à son ami Ilya Ehrenbourg, il voyait des animaux sauvages et enragés. Le Grossman de Vie et Destin est plus apaisé, il a tant bien que mal fait le deuil de sa mère. Il reconnaît en eux des hommes, certes bestiaux, mais des hommes. Comme pour mieux illustrer avant l’heure les propos d’Ikonnikov, Vassili Semionovitch narre les adieux simples et touchants entre le secrétaire de raïon Guetmanov et son épouse. Voilà un Staliniste jusqu’au bout des ongles, qui a signé des ordres de déportation à n’en plus compter, mais auquel l’auteur accorde le droit d’avoir peur et d’aimer tendrement sa femme. Tout est là.


« L'essence de la métamorphose que subissaient les hommes consistait en un affaiblissement de leur nature propre, de leur personnalité et en un renforcement du sentiment du destin. » écrit Grossman, qui oppose ainsi la Vie, faite de hauts et de bas, au Destin, gigantesque machine à broyer ou à sublimer. Mais ce faisant il réconcilie l’homme, cet animal bâtisseur et destructeur, avec l’humain, cette âme qui le pousse tantôt à l’un tantôt à l’autre, et que nous ne pouvons ni ne devons réprimer, même au nom d’une cause soi-disant plus grande que nous.


« La destinée ne vient pas du dehors de l’Homme, elle sort de l’Homme lui-même. »
Rainer Maria Rilke

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le 19 mai 2019

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