Je n’ai pas trouvé ce roman mauvais, car il est animé par les meilleures intentions et la sincérité de l’autrice se lit dans chacune de ses lignes. Le message véhiculé me plait, et certains passages sont vraiment réussis.
Mais j’avoue avoir été un peu déçu pour des raisons que je vais essayer d’expliquer le plus justement possible.

Un premier problème majeur selon moi réside dans la nature même de cette dystopie, et dans la façon dont Wendy Delorme nous l’expose : au regard de celle-ci, on a le sentiment que notre société n’est pas si défaillante, ce qui est proprement l’effet inverse que celui souhaité. En effet, en nous présentant ce monde ultra totalitaire régi par un Pacte obligeant les femmes à procréer, fermant hermétiquement les frontières en agitant la peur de la guerre, interdisant les livres (un genre de mélange entre Atwood et Orwell), on a le sentiment que le nôtre n’est pas si mauvais. J’ai bien compris qu’il s’agit d’une projection, d’un prolongement de celui-ci, mais je suis persuadé que la restriction des libertés sera bien plus pernicieuse, comme elle est déjà pernicieuse dans notre société capitaliste. En gros, j’ai du mal à y croire, et j’ai du mal à croire que cela convaincra des gens peu engagés, leur ouvrira les yeux : ceux ci s’offusqueront contre cette société ultra totalitaire, certes, se diront que ça fait peur, mais inconsciemment se diront aussi : on en est pas là. J’y vois plutôt un fantasme apocalyptique (Greta Thunberg s’immolerait, la Marche contre le climat deviendrait une association « écoterroriste ») qu’une projection vraisemblable.

Le second point qui m’a dérangé, c’est le style. Il s’agit d’un roman choral, présenté comme un recueil de lettres, cahiers écrits par les personnage. Or, toutes les voix sont les mêmes ! Les personnages parlent de la même manière, avec une forme d’emphase un peu lyrique (parfois assez kitch) ; iels n’ont pas un ton singulier, alors que leurs origines, leurs parcours le sont, comme on ne cesse de nous le rappeler. Wendy Delorme mentionne que notre langage disparaît, qu’il devient une langue morte. Pourtant, je n’entends pas une voix différente quand Louise parle, elle qui n’a connu que cette « novlangue », ou quand Rosa, la plus ancienne, écrit ses dernières paroles dans la caverne. Il y avait là un travail stylistique super intéressant à creuser, c’est vraiment dommage.

Dernier problème, un peu moins impactant mais qui m’a un peu agacé pendant la lecture : tout est explicité, tout. Pourquoi le castor est l’emblème de la dictature, pourquoi les soeurs appellent Autres les habitants de la dictature, même pourquoi les soeurs s’appellent soeurs! On nous explicite toutes les références manuscrites à la fin au lieu de nous laisser aller chercher. Quand Ève délire après sa rencontre avec Grâce, on le comprend pourtant bien avec le regard extérieur de l’Enfant, et pourtant on a quand même un chapitre d’Ève qui revient sur l’épisode et nous l’explique…

J’aurais aimé que Wendy Delorme nous prenne un peu moins par la main et nous laisse droit au fantasme. Le peu de fantasme qu’on nous laisse, c’est d’ailleurs ce qu’il y a de meilleur dans le livre. J’aime cette sorte de société païenne érigée à la lisière de la forêt, entre bois, roc et eau. J’aime aussi les images nostalgiques du monde d’avant, notamment celles exprimée par le personnage de Grâce.

Pour faire court (hum) j’aurais aimé que ce soit cela le livre : un plongée totale dans cette société alternative matriarcale, que l’on nous laisse entendre leurs chants, assister à leurs rites, avec, dans le lointain, les rumeurs d’une société violente, totalitaire, qui recracherait des gens avides de liberté, pour venir faire grandir les rangs de celleux voulant vivre autrement. Un vrai projet de société, qui possèderait en lui-même les critiques pertinentes adressées à notre société hétérocentrée, aux leviers oppressifs bien plus sournois que ceux que nous donne à voir cette dystopie.

Gooule
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le 11 avr. 2024

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