Il y a un problème de taille dans la collection Folio Biographies, aujourd'hui j'en suis convaincue. On passe du travail le plus sérieux (biographies de Klimt, Dickens, Ibsen) à celui le plus fantaisiste et le plus inintéressant, en passant par d'autres qui sont largement corrects. La pire bio de chez Folio que j'aie pu avoir sous la main, c'est sans conteste celle de Shakespeare par Claude Mourthé, qui a osé écrire noir sur blanc que c'était bien fait pour Robert Greene s'il était mort dans la misère, vu qu'il s'était moqué de Shakespeare. Ce qui m'avait fait refermer le livre au bout de quelques pages seulement, très énervée, avec la certitude que Claude Mourthé était un damné imbécile, et très remontée contre Gallimard qui laisse des auteurs écrire des inepties pareilles. Mais Alexandra Lemasson, sans aller jusqu'à ce niveau de bassesse (quoique...), n'est pas mal non plus dans son genre.


Lemasson ne sait visiblement pas écrire une biographie, ce qui constitue un problème de taille quand on est payé pour en écrire justement une. J'imagine aisément que, s'attaquant à Virginia Woolf, elle a souhaité se montrer originale dans la forme ; il me semble l'avoir entendu dire un truc dans le genre dans une émission de La Compagnie des auteurs. Donc, pas de biographie selon la chronologie. Admettons, mais alors si on choisit cette voie, il faut être déjà sacrément doué, et, au minimum, bâtir un socle pour le lecteur afin qu'il ne soit pas secoué dans tous les sens, c'est-à-dire un premier chapitre qui retracera à grands traits la vie et le parcours littéraire du sujet dans l'ordre chronologique, pour éventuellement aborder le reste de manière plus thématique. Désolée, la chronologie, c'est un passage obligé, et d'autant plus pour une bio de chez Folio qui est destinée à un grand public, doit se montrer concise et vise à condenser les travaux d'autres biographes et essayistes. Résultat du procédé de Lemasson : je sais quel est le premier roman de Woolf, je crois savoir vaguement quel est le dernier. Pour le reste, si je m'en tiens à cette bio, je n'ai aucune idée de l'ordre dans lequel Woolf a publié sur ses œuvres.


Voilà ce que ça donne : on nous parle longuement de l'enfance de Virginia Woolf, de son attachement à la maison de famille en bord de mer, puis on nous parle longuement de la mort de la mère et des conséquences sur Virginia. Puis on passe en gros à un voyage en Grèce, après lequel un des frères est mort. Incidemment, alors qu'on aborde le sujet des relations de Virginia et de sa sœur Vanessa, on nous dit que ladite Vanessa a dû s'occuper de la famille après la mort de Stella (une autre sœur). Première nouvelle ! Ah bon, Stella est morte ??? Plus tard, on nous parle du moment où Virginia a commencé l'écriture de son journal, donc après son mariage... Stop ! Quoi, Virginia s'est mariée ??? Et c'est tout le temps comme ça : d'une incohérence affligeante. À l'inverse, alors qu'on s'est déjà beaucoup étendu dans le premier chapitre sur la mort de la mère, et pas mal sur les relations de Virginia avec son frère Thoby, on revient longuement dessus dès le début du second chapitre, à la suite de quoi on consent à aborder la mort du père (qui était décédé avant le voyage en Grèce, je ne sais pas si vous suivez), à peine mentionnée, voire pas du tout (vous pardonnerez ma confusion) dans le premier chapitre.


S'ajoutent à cela des potins sur Leonard Woolf, le mari, dont on va finalement parler tout de même et qui aurait plus ou moins séquestrée sa femme en phase de dépression, plutôt que de la laisser être internée en asile psychiatrique. La conclusion implicite, c'est que c'était un très mauvais choix. Vu la tronche de pas mal d'hôpitaux psychiatriques à l'époque, et étant donné que Lemasson nous a seriné pendant des pages que Virginia Woolf avait consulté moult psychiatres durant sa vie sans que ça ne lui servît jamais à rien, l'auteure de cette bio aurait peut-être dû se montrer moins péremptoire, voire carrément s'abstenir de tout jugement. Même chose en ce qui concerne la publication du Journal de Virginia Woolf ; son mari l'aurait réduit, pour la publication, de 26 volumes (qui auraient été lus par un public extrêmement vaste, c'est certain) à un seul (bon, du coup, c'est un tantinet drastique comme réduction, certes) uniquement pour de mauvaises intentions et sous de très mauvais prétextes. Ce qui m'ennuie particulièrement, c'est que concernant Leonard Woolf ou n'importe quel autre sujet, beaucoup de jugements sont assénés à l'emporte-pièce, beaucoup de choses sont dites sans qu'on ait de citation ou de fait avéré à l'appui. Ou alors on nous jette à la tête le titre d'un livre de Virginia Woolf, non paru en français, comme justification, sans plus de références.


Le pire concerne les deux demi-frères de Virginia Woolf, et là ça en devient presque malsain, tellement Alexandra Masson traite un sujet grave par-dessus la jambe. Virginia Woolf a écrit dans un de ses livres que son frère Gerald avait commis des attouchements sur elle lorsqu'elle était enfant. Mais, selon Lemasson, c'est tout à fait sujet à caution. Pourquoi ? Pourquoi Virginia Woolf aurait fantasmé, ou travesti un souvenir d'enfance ? Je veux bien, mais là il me faut des preuves à l'appui. Ben on sait pas, on n'a rien pour étayer cette affirmation, c'est juste que Lemasson le dit, donc voilà. Encore pire, il est question de sorties dans le monde avec l'autre demi-frère, George, plus âgé, alors que Virginia et Vanessa étaient de toutes jeunes adultes. Sorties qui auraient eu comme contrepartie des viols répétés. Sauf que la façon dont Alexandra Lemasson présente ça est d'une confusion extrême. D'abord elle ne parle pas de viols, elle tourne autour du pot. Pourquoi un tel accès de pudibonderie ? Je ne me l'explique pas. Mais elle ajoute que Virginia Woolf adorait ces sorties dans le monde (avec citations à l'appui, cette fois), ce qui, exposé de la sorte, laisse penser que, ma foi, se faire violer était pour elle un petit prix à payer pour aller s'amuser dans la haute société... Hum. Hum hum. Hum hum hum. Et puis, plus loin on nous parle bien de viols répétés sans plus faire de chichis, et encore plus loin, on nous dit (ce qui n'était vraiment pas le cas auparavant) que ces sorties avaient un caractère obligatoire, contraint, forcé. Et qu'elle les appréciait fort modérément (alors qu'on nous a cité des passages de livres de Virginia Woolf où elle disait adorer ces sorties, je le rappelle). Les citations précédentes se rapportent-elles donc vraiment à l'époque où elle était violée par son frère ? On peut se le demander sérieusement. L'impression que ça me fait, c'est déjà que Lemasson n'a pas du tout fouillé le sujet (j'ai cherché moi-même des infos pour comprendre ce qu'il en était, mais c'est très dur à trouver sur le Net en français), et c'est ensuite et par conséquent, qu'elle n'a pas du tout pris ledit sujet, qui concerne des événements traumatisants, au sérieux. Cela dit, qu'a-t-elle vraiment pris au sérieux dans cette biographie ? Parce que, en revanche, elle adore s'épancher sur la mort de la mère de Virginia Woolf, écrivant et répétant à l'envi qu'il s'agit là du traumatisme premier qui a fait de Woolf l'écrivain qu'elle est devenue. Bonjour le cliché, bonjour la psychanalyse à la petite semaine.


Venons-en aux purs délires d'Alexandra Lemasson, qui dit que Virginia Woolf effraie, qu'on ne voit en elle que la malade mentale et la femme qui s'est suicidée, qu'on ne la lit pas tellement elle est effrayante, et que le pauvre Edward Albee a contribué à terroriser les foules avec sa pièce Qui a peur de Virginia Woolf ? Pièce qui, je le précise, n'a strictement rien à voir avec Virginia Woolf. "Whos' Afraid of Virginia Woolf" est, soit dit en passant, un jeu de mots sur le titre d'une chanson tirée d'un film de Walt Disney, "Who's Afraid of Big Bad Wolf"... Mais selon Lemasson, qui aurait bien fait de réviser son théâtre américain, la pièce et le film auraient carrément dissuadé le public de lire Virginia Woolf... Quoi ? Quoiiiiiiiiiiiiii ? Comment peut-on affirmer de telles idioties ? Alors j'ai fait un petit test après avoir lu ça, et j'ai vérifié combien de personnes avaient lu la pièce d'Albee sur Babelio (très peu), combien de personnes avaient vu le film qui en est adapté sur SensCritique, et combien de personnes avaient lu, au hasard, Mrs Dalloway sur Babelio. Résultat : Mrs Dalloway a deux fois plus de lecteurs que le film adapté d'Albee n'a de spectateurs. Alors bon, c'est pas une démarche hyper scientifique que j'ai menée là, mais enfin, ça vaut toujours mieux que le ressenti pur d'Alexandra Masson, sorti de je ne sais où. Pour ma part, et bien que ce ne soit pas non plus une donnée scientifique, les retours que j'ai pu avoir sur Virginia Woolf, c'est surtout que c'est un grand écrivain, très innovante dans son écriture, et qu'elle a pas mal contribué à faire évoluer la littérature.


Il est d'ailleurs bizarrement très peu question de littérature dans cette biographie, qui s'en tient à des événements ou des anecdotes de la vie de Virginia Woolf sans quasiment parler de l'oeuvre, sinon pour préciser à quel moment elle s'est mise à écrire ceci ou cela. J'ai noté entre autres que le roman Mrs Dalloway, son plus grand succès, n'était quasiment pas cité. Donc beaucoup de blabla dans cette bio, beaucoup de bavardage, avec une antienne : chaque fois que Woolf écrit, elle est prise d'enthousiasme, chaque fois qu'elle a fini, elle sombre dans la dépression - logique pour une personne probablement atteinte de trouble bipolaire. Ça nous est répété mille fois. Mais un autre leitmotiv, c'est que, après qu'il soit arrivé ceci ou cela à Virginia Woolf, ça y est, elle est prête, elle est devenue écrivain ! Du coup elle devient souvent, mais vraiment très souvent, écrivain... Comme l'a écrit un membre de Babelio, l'intérêt d'une biographie d'écrivain, c'est quand même en bonne partie d'éclairer l'oeuvre. Pas de ça ici. Le contenu du livre aurait pu tenir en cinquante pages tellement c'est bourré de répétitions et de falbalas : la preuve, c'est que la même Alexandra Lemasson qui a commis cette bio, a également exposé en 2012 en moins de 45 minutes dans La Compagnie des auteurs l'essentiel de ce qu'elle a écrit ici en 250 pages.


J'en avais par conséquent déjà bien assez de cette biographie lorsqu'on m'a expliqué que Virginia Woolf jouait les langues de vipère aux frais d'une jeune femme qui fréquentait le groupe de Bloomsbury (je ne me fatiguerai pas à expliquer ce que c'est, désolée, c'est trop pour moi), mais qui n'était pas encore son amie. Ah ben si c'était pas son amie, alors, Virginia pouvait bien faire preuve de méchanceté envers elle, c'est pas bien grave, hein ? Arrivée là, c'est le drame, la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Je lis : "L'on a beaucoup parlé de son antisémitisme, oubliant dans doute que ses préjugés sont ceux de son époque et de son milieu." Déjà, là, je me dis que Lemasson prend les lecteurs pour des cons. Comme si on ne savait pas qu'un auteur et son oeuvre sont imbriqués dans un contexte plus général !!! Bref. Je lis la suite, dans la plus pure lignée de ce qui avait été dit sur la langue de vipère de Virginia Woolf, et à ma plus grande consternation : "Quand la jeune femme appelle son mari «Le Juif», c'est sans penser à mal." Bon, à ce moment précis, je me suis demandé pourquoi je m'infligeais la lecture de cette daube, j'ai décidé que j'avais assez souffert comme ça, et j'ai refermé le livre.

Cthulie-la-Mignonne
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le 21 janv. 2020

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