L'audace à l'initiale du projet, l'exception d'une telle œuvre dans le paysage littéraire aurait tout pour attirer le regard et concerner les plus vifs intérêts. Or comme nombre des écrits de Perec où la forme traditionnelle est malmenée au service d'une ambition secrète en une complexité qui peut rebuter le tout-venant, W en est demeuré pour beaucoup, à l'état de curiosité.

Pendant longtemps, séduit pourtant par l'œuvre, une suspicion ne pouvait s'empêcher de hanter mon jugement vis-à-vis d'elle. C'est que je mis longtemps à comprendre qu'en fait d'autobiographie, elle n'en était pas une. « Je ne me suis pas dissimulé les scrupules – j'allais dire, je ne sais pourquoi, les prétextes – qui semblaient s'opposer à une publication. » écrit Perec au début de livre.
L'autobiographie a toutes les raisons de susciter agacement et mépris parce qu'il est rare, voire impossible – sauf chez Jean-Jacques –, qu'elle ne soit l'expression pervertie d'un ego qui se nourrirait de son exposition et qu'à offrir au lecteur, elle n'aurait rien, avec la littérature rien à faire parce qu'uniquement préoccupée de sa « petite affaire personnelle », comme le disait Deleuze, évoquant parmi les écrivains, ceux qu'il appelait les « connards ».
Or Perec, ici, n'est jamais intéressé par l'exposé d'une histoire dont il montre que faute de souvenirs, il serait impossible, mais occupé au contraire de cette impossibilité.
Ainsi se tisse en creux le récit d'une histoire oubliée d'où s'exhument seulement de menus détails dont l'insignifiance le dispute à l'anodin. Ainsi l'auteur ne cherche-t-il pas à caractériser l'exceptionnel d'un parcours qui l'aurait amené à devenir l'écrivain qu'on connaît, l'homme qu'on connut, etc. Mais au contraire ce qui apparaît, ce qui subsiste de ses souvenirs n'a fonction que délimiter l'espace d'une absence et l'on retrouve alors l'obsession à l'œuvre dans l'écriture de Perec.

Le livre, en deux parties, se constitue de trente-sept chapitres où s'alternent souvenirs d'enfance et fiction à raison d'un chapitre chacun. Dans la première partie, on suit un roman d'aventure qui s'interrompt brusquement au onzième chapitre et clôt la première partie. La deuxième partie substitue au roman, la description d'une société utopique, W, ordonnée et organisée par le sport et l'esprit de compétition. Le roman inachevé de la première partie est le premier récit de Perec, écrit dans sa jeunesse et l'utopie un univers qu'il s'était amusé à développer à la même époque.
C'est dans la résonnance, bien sûr, de ces récits les uns sur les autres que l'œuvre se donne à découvrir, s'offre à la lecture.
Ainsi se trame tout un réseau de correspondances entre récits et souvenirs ; on notera, par exemple Venise où commence l'intrigue du roman inachevé, où Perec s'est ressouvenu de ce premier écrit, Venise, bien sûr, lieu proustien de la réminiscence. On remarquera que le personnage principal de ce roman inachevé n'a pas de mère et qu'il part chercher un enfant qui n'a pas de père – éclatement de l'absence. L'enfant du roman disparaît à proximité de la Terre de feu, région où se trouve l'île W de l'utopie.
Mais c'est encore avec l'Histoire, « avec sa grande hache » que le livre souhaite communiquer. Et au drame intime de la disparition de ses parents, Perec fait répondre la jeune imagination d'un adolescent – la sienne – en l'invention d'un système social, décrit avec l'impartialité d'une sociologie, qui évoque les camps d'extermination, sans en vouloir être ni une allégorie, ni une copie, mais le naïf exposé d'une mécanique sociale extrêmement bien huilée jusque dans son horreur, détaillé avec la froide neutralité chirurgicale ou journalistique d'un observateur extérieur.

Mais c'est encore au début qu'il faut déjà s'arrêter et à la dédicace même, sibylline s'il en fut : Pour E.

Remerciement ou hommage, la dédicace est généralement reléguée par l'analyse hors du livre. Elle est ici essentielle pour saisir les enjeux de W et sa place dans l'œuvre de Perec. Comment ne pas en effet la rattacher à la Disparition et les Revenentes, diptyque où la disparition et la saturation se répondent en un jeu où l'obsession de l'absence est le principe même de construction de l'œuvre. Or cette absence, il n'est possible d'en mesurer le sens pour l'auteur qu'en ayant la connaissance de ce qu'elle signifie pour lui. C'est, à mes yeux, l'objet de W d'être une clé pour comprendre la portée de ses autres romans (on sait combien Perec est friand de jeux dont la cryptographie est un exemple.)
Ainsi, fausse autobiographie, on peut concevoir W comme la biographie d'un anonyme en même temps qu'une tentative pour Perec de rassembler, épars, les éléments de souvenirs conservés de son enfance. Et tout W est cela, à égalité, les souvenirs lacunaires de sa jeunesse et les fragments écrits qu'il en a conservé. Le "ou" de W ou le souvenir d'enfance signe aussi bien l'équivalence que l'alternance. Il me semble qu'au niveau du sens il s'agit d'une équivalence et que lui répond dans la forme, l'alternance.
On assiste alors à une double tentative qui est tout à la fois la disparition du livre particulier derrière l'œuvre globale c'est-à-dire l'institution de l'auteur, en même temps que l'éclipse de l'homme par l'œuvre. Tout l'objet de W est de dire la vocation de l'écrivain Perec par l'absence et l'utopie W, intéressante à maints égards, l'est aussi d'une manière externe, indépendamment de son contenu, comme réponse à l'absence, volonté d'écrire, témoignant des circonstances particulières et déterminantes dans la genèse de l'écrivain. Manière de déclarer : « voilà l'écrivain, ce que vous devez savoir, l'origine de mon écriture. » Conscient comme nul autre peut-être de son statut futur, imaginant les commentateurs à venir, il donnait ainsi la clé de son mystère d'écrivain – pour qu'on laissât mieux l'homme dormir.

Et par un simple signe E, l'on comprend que la dédicace s'adresse à ce qui était indicible dans la Disparition, ce qui y était donc invisible, que la mémoire même a oublié : ses parents. Aussi bien est-ce à ce principe même d'absence et d'oubli que le livre est dédicacé, ce principe qui est à la source de son E-criture.
reno
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le 7 juil. 2011

Modifiée

le 21 août 2012

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