Yoga
6.6
Yoga

livre de Emmanuel Carrère (2020)

Yoga est un livre-nacelle. Il commence par un stage de méditation Vipassana censé fournir à l'auteur les fondations d'un petit livre "souriant et subtil" sur la pratique et les vertus du yoga. Puis, cet isolement d'une dizaine de jours placé sous le sceau du mutisme absolu, vient se fracasser de plein fouet sur la fureur et le chaos: le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo en janvier 2015. De la vibration incantatoire du gong à la rafale de la Kalashnikov, on fait difficilement plus extrême en matière de contraste...
A partir de là, la nacelle s'ébranle et commence sa lente et irrémédiable plongée vers l'abysse dantesque de la dépression sévère, soit celle qui met la vie du sujet en danger.


Cette première partie du livre est une réussite absolue. Elle dit l'aspiration attendrissante mais futile à tenter de fuir le fracas du monde par l'exploration en pleine conscience de la paroi intérieure de sa narine. Gourous et grands maîtres peuvent bien promettre "l'élévation suprême", comme tout entreprise mystique elle ne se résume jamais qu'à une forme parmi tant d'autres de renoncement à vivre sa vie, une vaine tentative d'échapper à la fameuse "condition humaine".


La nacelle fait ensuite une halte poignante à l'étage HP, au coeur des ravages de la bipolarité. L'auteur y révèle une vérité bien sournoise sur l'état dépressif qui peut être expérimenté même à petite échelle, par simple journée de baisse de moral: l'impression puissamment convaincante de voir le monde alors pour ce qu'il est vraiment, dans une sorte de vérité blafarde, et que l'état heureux, optimiste ou insouciant n'est jamais qu'une ébriété trompeuse et passagère.
Soumis aux électrochocs, traitement revenu en grâce il y a une trentaine d'années pour provoquer une sorte de "reset" du cerveau malade, Carrère écrit: " Je me rappelle chacun de ces réveils comme un moment d'insoutenable détresse. (...). Ce n'était pas un moment, il n'y aurait plus de moments, il n'y a en avait jamais eu: c'était l'éternité, une éternité de détresse et d'effroi".


Puis la nacelle, en deuxième partie de livre, reprend enfin doucement sa remontée vers la surface. La vie s'ébroue à nouveau timidement à la chaleur vitale d'autres destinées sur l'île grecque de Léros. Ici aussi l'allégorie est révélatrice, une île, unité de lieu isolée mais cette fois vécue comme protectrice, où la vie est en suspens, et où aussi bien jeunes migrants que bénévoles cherchent à composer avec leur intime tragédie avant de reprendre une marche vers un ailleurs et un futur.


Yoga est un roman profond, riche et passionnant, sur le tourment de vivre, la santé mentale, l'amitié, le deuil et le rapport au réel. J'y ai retrouvé les ingrédients qui font l'excellence et la singularité de l'oeuvre d'Emmanuel Carrère. Une implacable - et excessive - absence d'auto-complaisance et une capacité hors-pair, éblouissante à observer et relater la vie d'autrui avec ce dosage toujours parfait entre empathie et exigence factuelle.


Puisse-t-il garder encore longtemps son goût des autres, poursuivre la construction de son oeuvre et surtout, comme ce petit garçon qu'il cite, écrivant à sa grand-mère pendant les purges de 1936 en Union Soviétique, "continuer de ne pas mourir".


Amitiés,
Dustinette

Dustinette
9
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le 7 nov. 2021

Critique lue 62 fois

Dustinette

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