Je t’apprendrai à danser, à jouer et à sourire, tout en étant insatisfait. Tu m'apprendras à penser et à connaître, tout en étant insatisfaite. Sais-tu que nous sommes tous les deux des enfants du diable ?


Hermann Hesse, Le Loup des steppes


Tous les soirs, après avoir mangé en famille, je me réfugiais dans ma chambre — au dernier étage de la maison – pour réciter mes confessions. Je sortais alors de ma poche mes petits cailloux.
Il y en avait trois, sempiternels, que j’avais ramassés sur le chemin de Compostelle. Et chacun à sa manière me donnait la force de l’innocence. Chacun me tenait en esprit à l'écart d’un péché particulier, et me donnait de la sorte le courage de penser à ce dont on réfléchit mieux de loin…
Le caillou en silice repoussait l’orgueil. La silice… forme naturelle du dioxide de silicium… à l’état pur invisible. Et pourtant, partout. Cette petite pierre transparente catalysait mon âme vers cet étrange espace éthéré – pas loin duquel les anges murmurent sereinement – à l’extérieur de l’égo ; et je pouvais alors méditer, aussi bien sur la beauté du monde et des êtres, que sur ma propre insignifiance au sein d’eux. Le caillou en basalte m’aidait à combattre la paresse. Régulièrement assailli par la vile tentation de ne rien faire, je me mettais alors dans un fauteuil confortable ; et je faisais rouler mon petit caillou entre mes doigts, pendant deux ou trois heures, jusqu’à ce que l’apaisement revienne. Finalement, le dernier caillou, celui en quartz, repoussait la luxure. Je ressentais plusieurs fois par jour cette chaleur torride au fond de moi, j’étais alors tenté d’y succomber et de me laisser aller ; plus qu’un péché mignon, un plaisir coupable ; dont tous les adolescents de mon âge parlaient souvent entre eux… Mon quartz à moi était érodé de l’assaut de mes compensations, du fait que je le manipulais souvent avec les mains moites.
Au moment de la prière, je me mettais en caleçon. Je prenais les petits cailloux et les mettais au sol à côté de mon lit. Je posais mes genoux dessus et me mettais à prier, en gémissant un peu. La douleur, la prière, le caleçon, tout cela me rappelait au prophète Jésus-Christ et j’atteignais alors un état proche de l’extase. Personnellement, j’aime imaginer la prière comme une forme de transe. Je répète des phrases inlassablement jusqu’à ce qu’elles perdent leur sens littéral et qu’elles ne gardent que leur puissance mystique. C’est alors comme si le Saint Esprit s’évaporait de ma bouche en ondes sonores dans la chambre. Un peu comme le rock psychédélique, sans le côté satanique.


Notre père qui êtes aux cieux,
je t’aime et sanctifie ton nom.
Notre père qui êtes aux cieux,
je t’aime et sanctifie ton nom.
Notre père qui êtes aux cieux,
je t’aime et sanctifie ton nom.
Je ne veux plus jamais m'laisser faire.
J'en ai assez, je n'en peux plus, j'ai trop souffert
Dieu a exaucé mes prières. Je veux rester, je vais me battre
et j'en suis fièèèèèèèèère.
Dieu m’a donné la foi !
Qui brûle au fond de…


Ma sœur vient d’allumer sa chaîne hi-fi. Je reconnais les accents d'optimisme de la pop chrétienne. C’est abusé. Le son est si fort que les murs en tremblent. Les vocalises d’Ophélie Winter — dont je reconnais cela dit le talent — sollicitent durement les poutres de la maison, et le son va croissant ; ma sœur aurait-elle prévu de nous ensevelir – nous : moi, elle et les parents — dans un déluge de briques et d’ardoises sous les assauts tremblants du Tremolo ? J’ouvre la porte de ma chambre. Je crie, pour qu’elle baisse le volume, perds un peu le contrôle de mes émotions, l’insulte de païenne (note : trouver un caillou contre la colère, une roche volcanique peut-être), puis je claque la porte. M'entend-elle seulement à travers ce vacarme ? C'est une manière de recueillement enthousiaste, qui associe la danse et le bruit en quelque chose qui se veut à la fois moderne et authentique, à la fois plus évolué et plus primitif que la liturgie classique… un genre de délire réformiste. Mes parents quand à eux, progressistes, prônent une totale liberté du culte… Je me rabats sur les boules Quiès, me les enfonce dans les oreilles et je m’agenouille de nouveau sur mes précieux cailloux.


Qui brûle au fond de moi
J'ai dans le cœur
Cette force qui guide mes…


Mes oreilles de plus belle quoique bouchées sont assaillies par la musique — dont le volume n’a absolument pas diminué. Il semblerait qu’il s'intensifie, même.
Impossible. Je suis pétrifié les genoux au sol, les mains liées devant ma poitrine et du coton synthétique dans les oreilles, et le son augmente encore. La traditionnelle prière du soir se transforme en cauchemar ; de la soumission régénératrice la plus intime, je passe à la terreur la plus intense. Ophélie Winter est bloquée dans ma tête.
J’évalue l’avenir, me projette dans un futur proche, celui de ma scolarité compromise ; le quotidien d’un jeune homme en études supérieures qui entend des chansons dans son crâne ; je considère la portée de compromission de telles hallucinations. Tandis que déjà je m'organise, que j'anticipe, que je pense à un éventuel cinquième caillou, je sens une intense chaleur qui me grossit dans le ventre. Une chaleur très agréable, en fait, comme si l'on me remplissait d’eau chaude. Comme si j’avais mangé ma bouillotte.
Je me sens extrêmement reconnaissant et en même temps terriblement coupable. Je joue avec mon quartz les larmes aux yeux submergé par la sensation que quelqu’un, quelque part, tout près, rayonne pour moi d'un amour infini. Une idée folle et pourtant simple me saisit : l'idée que l'amour approche.
Je sens une présence et Ophélie Winter se met à chanter en anglais un yaourt illuminé.
Ouuhouh yeeaaeaah !
Par une fente de lumière blanche apparaît dans un coin de ma chambre un pied de femme. Puis une jambe. Puis voilà : elle est là. Face à moi. Aussi fou cela sois-je, cela soit-il, cela soit-elle.
Pas face à Ophélie, Dieu merci, qui physiquement m'a toujours fait peur. Mais face à Marie... Aucun doute possible. Elle est là, telle que je la vois, identique à l’image que je m’en faisais, à l’image que j’en ai toujours eue. Je ne me souviens pas l’avoir jamais imaginée, dans le détail j’entends, la Bible ne la décrit pas non plus, et le dessin dans les églises, sur les vitraux, m’a toujours semblé un peu expédié : les petits carreaux unis, pleins et plats, à la limite sont-ils un peu bombés parfois, comme boursouflés. C'est tout… ce n’est pas suffisant, et pourtant… s'incarne séance tenante dans une forme familière à mes représentations enfouies, sur ma moquette, la Sainte femme sainte parmi les saintes.
Le contrat qui me liait à Dieu, celui basé sur cette confiance aveugle inhérente à la foi, qui se passe de justifications, d’explications, ou alors seulement dans les élans du cœur et les projections de l’âme, dans les mots solitaires et l’amour inconditionnel, est sur le point de se rompre à l’annonce du dialogue qui menace. Pas besoin de preuve, tu dois croire parce que je l’ai dit, parce que tu à la foi. Et pourtant ... Marie ouvre la bouche et la musique s’arrête. Je la vois. Je vois… Je suis sur le point d’entendre :
— Tu pris toujours en caleçon ? me demande-t-elle.
Je ne vois plus rien. Plus rien. Je n'entends plus rien non plus, qu'un bourdonnement. Je m’évanouis je crois, puis je reviens. Je me vomis dans la bouche. Que faire de cette substance infecte ? J'avale, mais elle insiste.
— Sérieusement, je suis curieuse. Quitte à te déshabiller, pourquoi garder le caleçon?
Cette fois ça sort et ça ruine la moquette.
— Oui, lui dis-je, c’est…
Elle aborde si vite des questions si pratiques. Elle parle le français, c’est déroutant, le parle parfaitement, avec un petit accent suisse qui lui va bien. Je vomis encore, ensuite je ris, et je pleure.
— Et tu dors avec tes cailloux, aussi ?
— Je… J'ai…
Elle dit quelque chose encore, avec des mots rugueux. Je réponds exactement :
— Quoi ? Que…
Elle dit :
— C’est de l’hébreu. Ça veut dire : « comme on fait son lit on se couche ».
Alors, je suis à peu près sûr de faire une crise cardiaque. Elle me ramène et me tend une flasque.
— Bois un peu et calme-toi, on a toute la nuit. »
Je bois sans poser de question. Ça brûle

Vernon79
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le 11 juin 2020

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Vernon79

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Dieu m'a donné la foi
Julius
1

Je préfère aller à la messe plutôt que d'écouter CA !!!

En tout cas, il ne lui a pas donné de bonne inspiration... Sérieusement vous avez entendu la bavure ? Et dire que ce prosélytisme a été relayé par toutes les radios FM pour "djeunz" en 1996... Hein...

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