Ce texte est un prolongement à celui de San Felice


Perdre un collègue n’est pas une mince affaire. Je ne te connais pas sur le terrain, San Felice, mais pour te suivre depuis plus de cinq ans, il n’est pas difficile de comprendre la conviction qui t’anime, ton enthousiasme pour la culture et ton désir de partage.


Ton témoignage me poursuit depuis quelques jours, et me force à redéfinir quelque peu l’équilibre dans mes propres convictions. Car, lorsqu’on acquiesce à la quasi-totalité de tes propos et ceux des pertinents témoignages qui les prolongent, on peut être amené à se poser des questions essentielles quant à ses propres choix.


Nous sommes tous deux profs de la même matière, et depuis le même moment. Je suis passé par le collège, mais suis au lycée depuis 8 ans. Je vois donc le système évoluer, le public changer, et les difficultés s’accumuler. Nous sommes encore un peu préservés au lycée par certaines mesures effrayantes – je pense notamment à l’usine à gaz de l’évaluation par compétences, qui consiste à remplir des cases par centaines alors qu’au final, on donne aux élèves une note sur 20 au brevet par exemple, et par le fait qu’on privilégie encore l’enseignement de la littérature. Mais nos jours sont peut-être comptés, puisque notre propre réforme arrive.


Je me reconnais dans un certain nombre de découragements dont tu témoignes. Une grande partie des élèves qui m’arrivent sont dans un désarroi culturel et langagier abyssal, et je sais, la plupart du temps, que ce ne sont pas mes 4 heures de cours hebdomadaire qui y changeront quoi que ce soit. Tu parlais de vider l’Océan Pacifique avec une passoire : c’est exactement ça.


Le système ne sait pas quoi faire d’eux. Les causes sont multiples, les symptômes nombreux. Le prof de lycée peut fustiger ses prédécesseurs du collège, qui eux-mêmes blâmeront les professeurs des écoles, lesquels évoqueront la passivité des parents. Et tous de se tourner vers une institution impuissante face à la diversité et le pouvoir tyrannique d’une société numérique de consommation qui phagocyte l’attention et momifie la jeunesse.


Le plus consternant, et dont tu parles beaucoup, est le discours de ceux qui nous gouvernent sur la question. Les réformes, les éléments de langage au fil de modes pédagogiques exténuent le professeur qui comprend bien vite que le jargon (l’apprenant au lieu de l’élève, par exemple) nouveau n’est qu’une nouvelle illusion à laquelle personne ne croit vraiment. Et, tandis que les enjeux sont de plus en plus graves, rien ne change dans les hautes sphères. Des penseurs déconnectés brandissent des théories qui tentent de composer avec une économie de moyens de plus en plus radicale, pour aboutir à des demi-mesures, tandis que de leur côté, certains syndicats eux-mêmes s’enferment dans une contestation de principe qui n’apporte rien aux débats. Il suffit de voir ce qu’on enseigne aux enseignants stagiaires, que je prends en charge sur le terrain depuis cinq ans : c’est la même soupe, le même jargon de la part d’une institution qui semble plus préoccupée de conserver ses prérogatives par le bais d’un protocole stérile que de réellement accompagner les nouveaux venus dans la profession. Nous préparons les élèves à un examen devenu une mascarade en laquelle plus personne ne croit vraiment, puisqu’elle est effectivement conditionnée par des objectifs de résultats déterminés à l’avance.


Pour ma part, je ne crois pas que cette mise à mal de l’éducation soit le fruit d’un programme volontaire qui servirait à asservir davantage encore les masses. Parce que, pour incompétentes ou inconscientes que soient nos élites, elles n’en sont pas moins pragmatiques : comme le disait Lincoln, l’ignorance coûte plus cher encore, et ils le constatent avec douleur quand les banlieues flambent, la jeunesse se radicalise, ou les chômeurs commencent à lorgner du côté des extrêmes. Simplement, ils s’aveuglent et se trompent d’économies. Mais nos collègues de la justice, de la santé ou de l’environnement pourraient sans doute en dire autant.


Les raisons de jeter l’éponge sont donc légions.


Que reste-t-il ?
Il fut un temps, que nous n’avons pas connu, où l’élève impressionné devait mériter sa place dans la classe, et se plier aux exigences d’une institution chargée de le mener vers le haut. Aujourd’hui, l’utopie a changé de camp : c’est celle du professeur qui doit tenir le coup, et composer avec ceux qui lui font face.


Je crois que c’est cette mission, devenue encore plus idéaliste, qui me fait tenir.


Je suis face à une classe de 35 élèves à qui je peux parler d’une beauté à laquelle ils n’auraient jamais eu accès sans moi : celle de la littérature, de la pureté si subtile de sa forme, et des questions essentielles auxquelles elle conduit. Les jeunes débranchent des écrans, parfois pendant deux heures, se plongent dans un texte, bataillent avec les mots, en découvrent de nouveaux, composent une phrase, puis deux, élaborent des interprétations. C’est difficile, c’est décourageant, mais nous tenons bon. Je leur explique que la finalité du cours excède largement le bac : connaitre, défendre, s’ouvrir, s’exprimer, être capable de trouver des arguments contraires à ce que l’on pense spontanément, s’enthousiasmer, vaciller face à l’étendue de certaines questions : c’est la dimension profonde de soi qui se joue ici.


C’est difficile, surtout, parce que nous ne sommes pas dans un film au cours duquel il suffirait de se mettre debout sur les tables pour scander des vers : la valeur suprême qui couronne tout ce dispositif, c’est l’effort. Le mien, d’abord, de les tenir, d’exiger d’eux le silence, de leur faire cours et de corriger leurs copies. Et le leur, ensuite. L’effort : être attentif, se concentrer, participer, écouter les autres, apprendre, écrire, récrire, s’organiser, anticiper, réciter.


Sans l’effort, rien n’existe. Et je rejoins là ce que tu dis sur cette tartuferie générale qui mine les programmes et les réformes depuis des décennies, et qui consisterait à faire croire que si l’enseignant est au service de l’élève (ce que je crois profondément), c’est pour adoucir sa peine et se transformer en animateur. Non : c’est pour lui donner des valeurs, et l’aider à comprendre, en relais d’une éducation parentale, qu’affronter la vie suppose d’être armé face à elle. Et que cette pénibilité première est l’engrenage initial d’un mécanisme vertueux qui enclenche la réussite et l’enthousiasme.


Voilà l’utopie : brandir, à rebours d’une société de l’instantanéité et de la fausse gratuité, la valeur d’une lenteur, d’une répétition et de compétences à construire les unes après les autres.
Bien sûr que j’ai le sentiment de prêcher dans le désert. Bien sûr que tous ne m’écoutent pas. Bien sûr qu’on ne prête qu’aux riches, et que ce sont les mieux armés, qui auraient de toute façon réussi, qui s’en sortent le mieux.


Mais j’y crois tout de même profondément. Lorsque tu proposes, en fin de séquence, une filmographie en lien avec le sujet que tu as abordé en cours, tu la fais pour rien. Personne n’ira la consulter. Et puis, un jour, un élève te dit qu’il a en vu un film. Un seul, sur des centaines. Et là, tu as gagné. Un autre te revoit des années après, et te révèle qu’il se souvient de ce qui se disait en cours, quand bien même il n’a jamais ouvert la bouche.


On fait comme on peut, avec les moyens qu’on nous donne. Mais ils sont encore là, même si ça pourrait être tellement plus conséquent. Mais je vois les bibliothèques, les projets que mettent en place les écoles que mes enfants fréquentent, par des professeurs qui ne sont pas payés davantage pour toutes les heures qu’ils y consacrent, et toute cette chaîne de bonnes volontés passionnées, et j’y crois encore. Bien sûr, on me rétorquera que c’est exploiter le bon vouloir, et que c’est injuste. Peut-être. Mais l’effort est commun.


C’est la même idée folle face au changement climatique : on ne peut plus s’en remettre aux seules forces politiques qui continuent d’aller dans le mur parce qu’elles craignent pour l’économie, c’est-à-dire leurs électeurs. Si ces derniers montrent que la survie de l’humanité est une priorité par des initiatives individuelles et collectives, peut-être, enfin, comprendront-ils que des changements majeurs sont à entreprendre. Alors, on fait ces efforts qui semblent si ridicules à l’échelle de planète, et on prend son vélo.


Rester, c’est poursuivre le combat, et accepter de voir les adversaires se multiplier, à armes inégales. Nous sommes peu, nous semblons parfois appartenir à une autre époque, nous sommes inquiets, et la tâche est immense. La jeunesse face à nous a elle aussi bien des choses à nous apprendre : à nous de construire les passerelles qui permettront de l’atteindre pour lui permettre d’accéder aux trésors dont nous sommes les dépositaires. Le vent souffle, la passerelle tangue, mais les piliers sont solides. L’effort n’empêche pas l’enthousiasme, et les absurdités de notre système peuvent rester à sa périphérie. Les élèves auront croisé sur leur route des adultes un peu perchés, qui leur auront ouvert quelques lucarnes sur un univers infini. Certains y reviendront, d’autres en garderont quelques poussières d’étoiles. Et c’est suffisant pour que je reste sur mon perchoir.

Sergent_Pepper
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le 25 oct. 2018

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