En difficulté économique et militaire, l’Allemagne traverse de graves troubles durant l’année 1918 (Révolution de 1918, mouvement Spartakiste en 1919, assassinat de Rosa Luxembourg le 15 janvier 1919). Sous pression, l’empereur Guillaume II finit par accepter un régime parlementaire en octobre. Mesures insuffisantes et tardives. Des mutineries éclatent dans la flotte et s’étendent à l’ensemble du pays. La République de Weimar (1919-1933), est proclamée. Pas assez loin, diront les uns. Bien assez loin râleront les autres. Dans les oreilles de l’Europe chante : à l’Est Jit' stalo loutchche, jit' stalo vesseleï !, swing à l’Ouest : Take me to the land of Jazz. Le monde, gueule cassée se reconstruit. On passe de l’hippomobile à l’automobile (La 628-E8 – une automobile Charron - de Mirbeau date toutefois de 1907). On passe de la campagne à la ville, de la ville à la banlieue : Un rebut de bâtisses tenues par des gadoues noires au sol. Là-dedans, c’est nous. ragera Céline. Pour faire passer la pilule, Ford produit des bagnoles à la chaîne. Pour avaler la pilule de la chaîne, on économise pour se les payer.


D’autres voient plus loin, plus grand, plus beau. Entre 1893 et 1917, Munch compose le Cri. À Dresde en 1905, le mouvement Die Brücke (le pont) crache ses premières couleurs primitives et/ou fauves (Fritz Bleyl, Erich Heckel, Ernst Ludwig Kirchner et Karl Schmidt-Rottluff). Suivent d’autres expressionnismes allemands (sans établir de frontières entre les groupes éclatés et fusionnels à l'infini) dont Emil Nolde, Max Pechstein et Otto Mueller. Le Dadaïste est créé en 1916. Les Sécessionnistes Viennois inventent leur expressionnisme (Egon Schiele, autoportrait debout). Entre 1918 et 1933, le mouvement Neue Sachlichkeit (La Nouvelle Objectivité) succède à l’expressionnisme. Otto Dix peint Les Joueurs de skat, en 1920. Traumatisé par la guerre, le nationaliste Dix déclare : Pendant 10 ans au moins, j’ai rêvé que je devais ramper à travers des maisons en ruines, à travers des couloirs, où je pouvais à peine passer. Les ruines étaient toujours présentes dans mes rêves. Le monde s’exalte d’acier et de béton. En 1923, Honegger écrit Pacific 231, l’histoire d’une loco lancée à toute allure. Dans l’attente du Pas d’acier, Prokofiev écrit l’opéra l’Amour des 3 oranges, l’histoire d’un homme qui ne sait pas rire. Les Fonderies d’acier de Mossolov encenseront l’industrialisation soviétique en 1927.


Le monde se mécanise, fabrique des objets, des baraques et des destins sans esthétique. Qu’à cela ne tienne, on inventera l’esthétique. Le 1er avril 1919 (Aprilscherz) Walter Gropius devient directeur de l’ancienne École grand-ducale saxonne des arts de Weimar. Accolée à l’École des arts appliqués dissoute en 1915 elle prend le nom : Staatliches Bauhaus Weimar. L’école représente l’esprit des nouveaux débuts, qui était également exprimé politiquement au sein de l’Assemblée nationale réunie à Weimar et la Constitution de 1919. Fini l’art floral, les fanfreluches, l’art nouveau, le Jugendstil et les Symbolistes, façon Klimt. Les magouilles des politiques et des milieux d’affaire reprennent leur train (Panama et après (1893), les emprunts Russes 1918). L’hyperinflation attend 1929. Les rations sont chiches. La dette de guerre colossale. Les Français et les forces de l’entente occupent une partie de l’Allemagne. Les meneurs de foule se chauffent : antiparlementarisme sommaire, antisémitisme de classe, patriotisme exacerbé (à ce sujet lire ou relire Robert Merle, la mort est mon métier)… La grippe Espagnole (1918-1919) s’apprête à dévorer 50 millions de rescapés ; dont Kafka, Apollinaire et Schiele.


Le Bauhaus conceptualise un monde neuf, une fois encore (un monde neuf une fois encore ou une fois encore un monde neuf). Il porte le message d’un nouveau style de vie et dénonce (une fois encore) un monde rétrograde. La danse, le théâtre, les parodies, les sports et la musique font partie intégrante de la vie du restaurant Ilmschlösschen qui ne désemplit pas. Au centre de l’exposition du Bauhaus organisée en 1923 interpelle la Maison Am Horn, réalisée d’après les croquis de Georg Muche comme la première architecture du Bauhaus. Un monde, une « Interzone » (pour évoquer William Seward Burroughs et Le Festin nu) le cosmopolitisme fera le succès et les échecs. Les milieux conservateurs de droite, qui dominent le gouvernement de l’État de Thuringe à partir de 1923, se positionnent contre l’école d’avant-garde. Celle-ci est rapidement considérée comme « internationaliste » et « enjuivée » et bien sûr, trop féminisée (pour ne pas écrire féministe). Les hostilités culminent avec la réduction drastique du budget de l’école. Le Bauhaus déménage à Dessau six ans après sa fondation. En 1932, il est chassé de cette ville, tandis qu’à Berlin il est définitivement fermé après quelques mois de fonctionnement au ralenti. L’essaimage des membres du Bauhaus répandra leurs idées dans le monde.


Au Bauhaus, les étudiants sont formés dans toutes les disciplines du domaine artistique - sculpture, peinture, arts décoratifs et artisanat. L’appel au Bauhaus est suivi par les artistes les plus influents du XXe siècle : Lyonel Feininger (peintre, graveur, caricaturiste et auteur de bandes dessinées), Gerhard Marcks (sculpteur), Johannes Itten (peintre, théoricien de la couleur, adepte de la pratique du mazdaznanisme dans la mouvance du néo-zoroastrisme), Georg Muche (peintre, graveur et architecte), Paul Klee (peintre), Wassily Kandinsky (peintre), László Moholy-Nagy (peintre, photographe), Oskar Schlemmer (peintre, décorateur de théâtre et scénographe de ballet).


Un téléfilm de presque cinq heures sur cette période foisonnante ne pouvait que ravir les amateurs de Révolution. Le cinéaste Lars Kraume - pour mémoire, Kraume est le réalisateur du récent La Révolution silencieuse – a particulièrement soigné la reconstitution historique. Même si le déroulement complexe de cette charnière grinçante de l’histoire aurait gagné à un récit d’une plus grande clarté. Le présupposé connu et maîtrisé de ces événements risque de décourager les amateurs moyennement motivés ; dommage. La distribution formidable et le choix particulièrement soigné des physionomies (Gropius, Itten, Muche…), permettent de mettre des visages sur des noms légendaires, pour qui s’intéresse à l’Art. La critique principale portera sur l’angle choisi pour la narration.


En effet, à part la télévision, qui réduirait encore le génie de Léonard de Vinci à sa possible idylle avec la Florentine Lisa Gherardini, épouse de Francesco del Giocondo. À part la télévision, qui sourirait encore à l’extravagance chapelière d’Amélie Nothomb. À part la télévision qui écrirait 5 heures de programme pour narrer l’histoire sans intérêt d’une amourette entre un professeur (Walter Gropius) et son étudiante (Dörte Helm), reléguant l’essentiel en toile de fond de ce soap pour télénovelas luxueuse (tout de même). Chacun des protagonistes, dans son rôle de faire-valoir, aura attendu en vain de nous dire sa part dans cette redéfinition des canons esthétiques du monde en devenir. Sont évoqués Mondrian, Ernst… Feininger, Marcks, Itten, Muche, Kandinsky, Klee, Moholy-Nagy, Schlemmer, réduits à des rôles de silhouettes. Nous manquent les gestes et les dialectiques de ces géants.


Il est vrai que le postulat du film, outre la création au forceps du Bauhaus, était de montrer le rôle des femmes dans le projet, rôle progressivement amoindri, sacrifié au gré des pressions politiques et sociales de la bien-pensante bourgeoisie Allemande. Se faire river le clou par ceux qu’on est censé déboulonner, ça s’appelle un échec. Pourtant, à l’origine, la majorité de ses premiers étudiants étaient des femmes : 84 pour 79 hommes. L’architecte allemand Gropius a donc très vite regretté la promesse inscrite dans le manifeste officiel de la légendaire école d’art : toute personne ayant une bonne réputation et disposant d’une formation appropriée, sera admise dans la mesure des places disponibles, quel que soit son âge ou son sexe, inscrite. Artistes, designers et architectes y recevaient une formation générale dont la finalité était de « construire », dans le sens le plus large du terme. Le Bauhaus devait aussi devenir une communauté où hommes et femmes travaillaient et vivaient ensemble sur un pied d’égalité. « Aucune distinction entre le « sexe fort » et le « beau sexe ». L’égalité absolue, et les mêmes devoirs, prônait Gropius lors de son discours d’inauguration du Bauhaus, à Weimar, le 6 mai 1919. Ne rêvons pas il s’agissait de la part de Gropius d’un féminisme de façade. En effet, le directeur avait développé des tactiques pour réduire le nombre d’étudiantes réputées porter atteinte à la réputation de l’école. Pour résoudre ce « problème féminin », le directeur crée une classe réservée aux femmes, qu’il transforme en atelier du textile. Que les femmes travaillent de leurs mains ne posait ainsi pas de problème vu que, aux dires d’Oskar Schlemmer, artiste et chorégraphe enseignant au Bauhaus : « Là où il y a de la laine, il y a une femme qui tisse, ne serait-ce que pour tuer le temps ». Cet aspect de l’histoire du Bauhaus est largement évoqué par le film de Kraume qui présente Dörte Helm comme une empêcheuse de tourner en rond, une mouche dans le lait face à une direction au mieux séductrice, au pire machiste voir méprisante et un groupe d’étudiantes au final plutôt résignées. Gropius sera séduit, on le comprend.


On peut imaginer que l’occasion était trop belle pour Lars Kraume d’utiliser le passé pour complaire au discours du présent quitte à réduire l’action de Gropius au rôle de pion complaisant dans les mains d’une société misogyne. Notons que non seulement les femmes ne pouvaient pas choisir l’orientation des études qu’elles voulaient, mais qu’elles étaient écartées des postes décisionnels. La structure hiérarchique du pouvoir était presque exclusivement masculine, tout comme le corps enseignant : seuls 6 professeurs sur 45 étaient des femmes. Gunta Stölzl était une exception et, après ses études, elle est devenue directrice de l’atelier… du textile. Il faut bien admettre qu’outre son rôle dans l’esthétique du XXème siècle, le Bauhaus, a également servi d’agence matrimoniale à nombre de ses élèves autant qu’il a favorisé une foule de liaisons extraconjugales et de ménages à trois. Pas moins d’un tiers des étudiantes ont rencontré leur mari sur les bancs de l’école. Lars Kraume n’invente donc rien : All Is true ! Pourtant, le bilan dressé par les Bauhausmädels est plutôt positif. Il faut dire qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, les femmes en Allemagne - mais ailleurs aussi - étaient condamnées aux trois K : Kinder (enfants), Küche (cuisine) et Kirche (église). En comparaison, le Bauhaus représentait l’incarnation de la liberté. Je tiens à préciser que tous les éléments ayant trait aux problèmes de genre du Bauhaus sont tirés d’un article passionnant des Échos : Ces femmes inconnues qui ont permis au Bauhaus de devenir grand, lui-même très inspiré par la lecture de l’édifiant The Gendered World of the Bauhaus écrit par l’historienne de l’art Anja Baumhoff (2001).


Toutefois, sans connaître la vie de Gropius, je rappelle au lecteur qu’il était l’époux d’Alma Schindler, la veuve du compositeur Gustav Malher, elle-même peintre et musicienne, interdite de pratiquer son art (la musique) par un époux psychorigide : Tu n’as désormais qu’une profession : me rendre heureux - Ben voyons -. Alma n’était pourtant pas une faible créature. Femme fatale, mangeuse d’hommes (Malher, le peintre Klimt, le metteur en scène Max Burckhard, le ténor Erik Schmedes, l’artiste Koloman Moser, le compositeur Alexander von Zemisky, le co-fondateur de la Sécession Joseph Maria Olbrich, et le peintre Fernand Khnopff, la liste n’est pas exhaustive), muse puis veuve des quatre arts, épouse effacée et artiste étouffée, mais aussi héroïne iconoclaste, féministe balbutiante et impériale hôtesse de l’un des plus prestigieux salons artistiques de la scène culturelle viennoise, les étiquettes se bousculent lorsque est convoquée la figure légendaire de la redoutable influenceuse Alma Malher. Gropius nous est montré souvent balbutiant entre une épouse survoltée et une maîtresse (?) Dörte Helm, bouillonnante. Rajoutons à cela, une administration archaïque et un nationalisme déjà virulent et on obtiendra l’éclairage nécessaire à objectiver une création du Bauhaus boiteuse vue du XXIème siècle. Anja Baumhoff affirme que le déménagement du Bauhaus à Dessau fut salutaire au statut des femmes sans fournir beaucoup d’éléments sur les améliorations apportées à la prise en compte réelle des Bauhausmädels. Citons pour ne pas les oublier : Anni Albers, Marianne Brandt (designers industriels), Gunta Stölzl (créatrice de textile), Gertrud Grunow (spécialiste de la pédagogie vocale), Margarete Willers (peintre), Lucia Moholy (photographe), Ise Gropius (éditrice et écrivain)…Quant à Dörte Helm, artiste peintre, on n’est pas certain de son idylle - sans intérêt - avec Gropius. En tant que demi-juive, elle fut interdite d'exercer par la loi de la Chambre de la culture du Reich. Elle mourut en 1941. Bâtir 5 heures de programmes sur des ragots, vive la télé !


Une réalisation soignée, un scénario dépassé par une réalité foisonnante et la nécessité de faire des choix parmi les mille anecdotes qui jalonnent cette création hallucinante, une distribution brillante, ne boudons toutefois pas notre plaisir. Le replay est disponible sur Arte.tv.fr. Pour ma part, je la révérai avec plaisir. Mais, comme toujours, la vérité est ailleurs.


August Diehl (Walter Gropius)
Anna Maria Mühe (Dörte Helm)
Valerie Pachner (Gunta Stölzl)
Ludwig Trepte (Marcel Breuer)
Trine Dyrholm (Stine Branderup)
Sven Schelker (Johannes Itten)
Hanns Zischler (Rudolf Helm)
Sebastian Blomberg (Ministre Max Greil)
Corinna Kirchhoff (Von Freytag-Loringhoven)
Max Hopp (Dr. Emil Herfurth)
Alexander Finkenwirth (Johannes Ilmari Auerbach)
Birgit Minichmayr (Alma Mahler)
Ernst Stötzner (Lyonel Feininger)

Lissagaray
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le 11 sept. 2019

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