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Vaste sujet que la lutte du Bien contre le Mal. Certains diraient qu'il est condamné à être abordé de façon manichéenne, ou trop simpliste par rapport à sa réelle complexité, sa nuance bien éloignée des simples clivages entre "bons" et "mauvais".


Ici, il n'est pas seulement question d'une lutte entre forces du Bien, et forces du Mal: l'être humain se verra confronté lui-même à cette lutte en son for intérieur. Car il est, ici, question avant tout du jour où l'humanité, en tant que tout, a perdu son innocence.



Before the beginning, after the great war between Heaven and Hell, God created the Earth and gave dominion over it to the crafty ape he called man. And to each generation was born a creature of light and a creature of darkness. And great armies clashed by night in the ancient war between good and evil. There was magic then, nobility, and unimaginable cruelty. And so it was until the day that a false sun exploded over Trinity, and man forever traded away wonder for reason.



Carnivàle se positionne, pratiquement en tout points, de façon très particulière dans son approche et sa représentation de problématiques intemporelles. L'histoire part d'un postulat simple, mystérieux, qui finira peu à peu par se préciser au fil des épisodes: durant le Dust Bowl, ou Grande Dépression, dans les U.S.A. des années 1930, nous suivons donc les aventures d'une compagnie de forains itinérants, le "Carnivàle", croisant au début de la série le chemin d'un jeune homme dénommé Ben Hawkins.
Jeune évadé de prison venant de perdre sa mère, il finit par rejoindre la troupe de forains à défaut de pouvoir trouver sa place autre part. Mais, au fil du temps, nous ne tarderons pas à apprendre que Ben lui-même est tout aussi voire plus particulier que ses compagnons de route, et possède des dons qu'il ne semble pas exploiter.


En parallèle, un révérend méthodiste de Mintern, Californie, du nom de Justin Crowe, se met soudainement à avoir des visions, comprenant alors qu'il a été choisi pour une mission de la plus grande importance...


À mi-chemin entre périple digne de Steinbeck, du fantastique Lynchien, et un monde du spectacle où règnent en maîtres "freaks" et autres laissés-pour-comptes si chers à Tod Browning: dès le départ, Carnivàle sort du lot de par ses nombreux hommages et références, tout en se démarquant considérablement de ses prédécesseurs dans la démarche adoptée. Il n'est plus question pour nos héros fordiens de se diriger vers l'Ouest en quête de travail et de meilleures conditions: ici, fraîchement sorti de prison, notre Tom Joad n'est plus le meneur d'une génération ou d'une classe sociale, mais de l'humanité toute entière.


Mêlant avec brio une esthétique western fordienne, à la fois poussiéreuse et majestueuse, avec un onirisme glauque, confondant constamment la frontière entre rêve et (sur)réalité, nous devenons ainsi témoins de deux parcours initiatiques. Ceux de Ben et Justin, aussi bien à travers l'Amérique que dans les tréfonds de leur propre esprit, opposés en bien de points et malgré tout, liés par une lutte ancestrale les amenant à questionner non seulement leur passé, mais leur véritable place au sein de cette société, et au sein de cette espèce.
Chaque personnage parvient à se démarquer du reste, à avoir son propre regard sur la vie menée durant cette période de crise sociale et économique: chaque forain devient ainsi attachant à sa manière, et le tour de force est d'autant plus grand que nous apprenons non plus à voir leur défauts ou autres malformations, mais à les considérer comme ce qu'ils sont avant tout: humains.


Il faut également saluer l'immense cohérence interne de la série, qui ne se sert pas de son surréalisme comme une excuse pour d'éventuelles incohérences (n'est-ce pas, Lost et Twin Peaks? Le second étant pourtant l'un des 'parents' de Carnivàle). Revoir les deux saisons après un premier visionnage permet de prendre conscience de l'agencement minutieux des événements, et du dévoilement progressif de la trame de fond, présente de façon subliminale dès les premiers épisodes, et n'ayant pas vraiment de peine à prouver que oui, tout était prévu depuis le début.


Malheureusement, bien que les parcours des protagonistes trouvent une certaine forme de finalité dans le dernier épisode de la deuxième saison, la série n'aura malheureusement, à cause de son annulation, pas pu entièrement exploiter son potentiel. Je vous conseille toutefois la lecture de la "Bible" de la série, transcrivant toutes les informations sur son lore et des éléments et pistes supplémentaires quant à ce qui aurait dû être la suite des deux premières saisons (si vous le souhaitez, je peux vous l'envoyer en MP).


Il est intéressant toutefois de revenir sur les propos de Dan Knauf vis à vis du cœur de ce qu'aurait pu être la série, thèmes et motifs étant au final déjà introduits à travers les différents rêves prophétiques des personnages. Toute l'histoire était censée mener vers ce point de convergence final: la naissance de la bombe atomique, et la fin d'une ère de magie et de mystère. L'avènement de l'Homme tel que nous, spectateurs, le connaissons.



DAN KNAUF: What I tell people is that this is the story of the end of the last great age of magic. After that era we lost our innocence once we harnessed the power of the sun—the detonation of the atomic bomb—because that was God-like power. That event marked the end of man as a child. That’s when man entered his adulthood. Once we did that, God and Satan just gave us the car keys and said, “You’re on your own now.”



La lutte entre les différentes incarnations du Bien et du Mal redouble en importance puisqu'elle marque la dernière confrontation entre ces deux éléments telle que l'homme l'a toujours connue: ces combats, pourrait-on dire, presque "enfantins", "simplistes", constituent une forme d'illusion qui va s'emparer de Ben, mais également Justin. Tout deux finissent par vouloir poursuivre un but, un idéal (bien différent selon le personnage, et le mot 'idéal' ne devenant peut-être pas le plus approprié) naïf inatteignable. Le Bien et le Mal sont au sein de l'homme lui-même, et en échangeant l'émerveillement pour la raison, en se détachant du mystère, en se détachant de ses Dieux et de ses Diables, l'être humain parvient à devenir maître de son destin, pour le meilleur et pour le pire. Carnivàle, ce n'est pas simplement l'histoire du plus vieux combat de l'humanité, c'est également une histoire de changement, d'évolution. L'Histoire de notre espèce.



DAN KNAUF: It’s the full scope of the idea, the big idea. The big idea that we were children until we detonated these two bombs out in the desert. We always say, “Oh, isn’t it a horrible thing? Oh, it’s the nuclear age. Now we wrestle with destroying ourselves as a species,” and it’s looked upon as a completely negative thing. But in a way, I look at it as when we were able to put away childish things. That’s when we got our first apartment. That’s, people started to go, “Hey, wait a second.” I think right up until that moment, the idea that we could destroy ourselves was absurd. Now we take it for granted. We start to look at it, “Well shit, we got the holes in the ozone layer.” We become aware that we’re capable of existential destruction, and I think that’s part of growing up as a species.



I mean, homo sapiens rock. When you see a bunch of people trying to push a whale off a beach, I go, “Okay, what other fucking species does that?” That just makes me feel like we are different. We aren’t a part of the animal kingdom. We’ve got something going on. Yeah, we’re capable of horrible things. We’re capable of holocausts. But we’re also capable of such amazing things. To me, the exploding of the nuclear bombs was in a way a declaration of independence from nature. In a way, to almost celebrate it. But it’s a cautious celebration. It would be nice to have gotten that idea all the way out there. It didn’t make it.



Ainsi, Dan Knauf, créateur et scénariste de la série, ne souhaite pas diaboliser ce qu'il considère être l'événement-clé de notre maturation morale et philosophique: comme expliqué ci-dessus, nous aurions donc pris conscience de notre capacité à nous auto-détruire, et de son absurdité, et ce à travers la création même de ce processus d'auto-destruction. Du plus grand Mal naît un plus grand Bien, peut-être parce que cette dualité se trouve au sein même de notre esprit, incarnation même de cette nuance: ainsi aurait pu être la morale de Carnivàle, la dernière prise de conscience de Ben Hawkins face à une lutte dépassée. La fin de l'innocence.


Pour appuyer cette idée, voici sous spoilers une partie des plans qui étaient prévus par l'auteur pour la fin de la série:



DAN KNAUF: Trying to stop the bomb from happening, because in Ben’s mind, detonation of the atom bomb is the end of the world. What he doesn’t realize is that it’s just the end of his world. To him, it’s an end to Avatars; it’s an end to everything. But he’s misinterpreted it. He’s interpreted it as the end of the world. He thinks he’s saving the world, but what he learns before the end is that, “I have to let this happen, because if I don’t let this happen, mankind will remain in a state of adolescence.” He learns that’s really why Sofie is called the Omega. She is the only female, the last Avatar.



Pour finir, évoquons rapidement Ben Hawkins, le héros réticent, l'anti-héros pourrions nous dire littéralement, l'homme qui ne souhaitait pas être l'élu, qui refusait d'être le Messie. Bien qu'ayant des airs simplets et creux lors de ses premiers instants devant la caméra, Nick Stahl ne cessera de se surpasser dans son interprétation d'un des rôles de protagonistes les plus beaux et magnifiquement écrits de la télévision américaine. Ben Hawkins, comme il le dit lui-même, n'est pas un ange, sans pour autant tomber dans l'écueil de l'anti-héros edgy et ténébreux: Ben n'est qu'un homme, et lorsqu'il finit à différentes reprises par accepter le don de sa personne pour un bien commun, les scènes n'en deviennent que plus fortes et plus touchantes, notamment lors du final de la série (spoilers ci-dessous).


Bien qu'une confrontation directe finisse par arriver, que celle-ci consiste initialement en l'opposition entre la souffrance infligée par Justin contre la guérison appliquée par Ben est une idée brillante. La conflit ne se traduit pas initialement par du combat pour Ben, mais par la guérison.
Lorsque Ben appose ses mains pour exercer son don, il s'agit là probablement des plus belles scènes de la série, qu'il s'agisse de la guérison de Jonesy, ou celle des différents blessés, malades et estropiés lors du final. Durant les dernières minutes, les forains comprennent à leur tour la noblesse enfouie du jeune homme, le portant à nouveau vers leur campement dans une position quasi-christique. Ici, le meneur n'est pas un messie parfait: c'est son imperfection qui le rend d'autant plus noble.


Mais malheureusement, ce dernier pan de la série, celui pouvant la rendre enfin complète, ne verra probablement jamais le jour. Elle aura toutefois constitué malgré tout une expérience fantastique (dans tout les sens du terme), nous happant à travers son contexte historique et son ambiance surréaliste, nous immergeant dans le monde fascinant des forains itinérants à travers ses personnages attachants et hauts en couleurs.
Une esthétique soignée et majestueuse, rendant hommage aux classiques cinématographiques des différents genres dont elle emprunte, montrant à nouveau comment HBO ne cesse de surpasser les limites de l'esthétisme de la série télévisée. Et, enfin, une musique grandiose, dont certains morceaux, tels que Ben's Theme ou The Battle Is Not Over ne manqueront pas de vous trotter dans la tête longtemps après le visionnage.


Bien qu'incomplète, la série parvient, un peu comme Rome (confrontée à une situation similaire), à apporter une fin ouverte satisfaisante, mais avant tout un contenu créatif et suffisamment riche pour qu'il vaille le détour sans hésitation.

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le 24 févr. 2018

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J N

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