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Flanaganverse

Dès cet intitulé obscène, le ver est dans le fruit, la déchéance actée, en Netflixisation tragique d'un auteur annoncé. Triste, autant qu'inévitable. Réduisant l'artiste (car c'en est un, indubitablement) à une étiquette promo, une marque de savon bon marché. Le Marvel Studio de l'épouvante à pas feutrés. Et pourquoi pas Flanaganeries (en français dans le texte), tant qu'on y est ?

Intitulé qui à lui seul concentre tout ce qu'on aura de reproches à faire à cette Chute de la Maison Usher, qui est davantage celle d'un business model streaming au rabais fondé sur l'uniformisation, la standardisation, la satisfaction instantanée des attentes (supposées) au détriment de l'audace et de la personnalité. Il y a tout un catalogue de preuves à charges.

Plutôt que de perte de l'innocence, alors, on parlera de perte de l'indépendance créative - ce qui dans ce contexte revient hélas au même.

Hill House était (est toujours, du reste) un petit miracle de finesse, d'originalité, une oeuvre télévisuelle majeure dans le paysage saturé du XXIème siècle. La révélation d'un talent (aux yeux du grand public, du moins). Une surprise, également, tant le spectateur lambda ne l'aura pas vue venir, précisément parce qu'elle ne se conformait qu'à ses propres règles, sans se soucier de son coeur de cible présumé, faisant fi des screamers, jump scare (relativement, disons) et autres étalages de bidoche dégoulinante qu'affectionnent les férus d'horreur casu, pour faire de ce conte d'épouvante une poignante parabole sur le deuil et sur la famille, réécriture du Doctor Sleep de ce même Flanagan dans un carcan plus libre, moins Hollywoodisé (dont on retrouve d'ailleurs ici avec bonheur la révélation juvénile), servie par des dialogues sublimes eux-mêmes interprétés à la perfection.

Bly Manor essayait de reproduire cette alchimie en respectant scrupuleusement ingrédients et dosages, à la pincée près, comme une recette de cuisine suivie à la lettre, avec application mais trop de révérence, comme tétanisé par la peur de décevoir, ou trop bridé par les consignes des financeurs. S'éparpillant, dès lors, se dispersant en vain, s'efforçant trop d'arracher des frissons avec une matière littéraire qui s'y prêtait trop peu, cédant parfois au vulgaire de la surenchère. On sentait déjà la formule un peu à l'étroit dans son propre moule, prisonnière du succès de son aînée, peinant à exister pour et par elle-même. Mais sa belle sensibilité enjoignait à fermer les yeux sur ces quelques errements.

Midnight Mass confirmait ce début d'embourbement institutionnel : remarquable lorsqu'il s'agissait de traiter l'humain, navrante lorsqu'il s'agissait de traiter le surnaturel, la série s'alignait sur les bains de sang de la concurrence pour séduire un public plus large et remplir la case Halloween de sa programmation, y perdant avec sa retenue graphique une part de son identité.

Et aujourd'hui, donc, la Chute de la Maison Usher.

Qui est, disons-le tout net, une adaptation littéraire extraordinaire, un chef d’œuvre anthologique, vraiment, les mots ne sont pas faibles, mais une série médiocre en cela qu'elle ne fonctionne pas en tant que telle.

A l'instar de Bradbury dans ses Chroniques Martiennes, mais dans un autre registre, Flanagan accomplit un nouveau force, avec la maestria qu'on lui connaît : transformer l'adaptation singulière (dans tous les sens de terme) en adaptations plurielles, enchâssant dans son récit premier plusieurs autres nouvelles (et poèmes !) de Poe, dans une belle illusion d'unité structurelle. Par la grâce de sa plume, tous sont naturellement liés les uns aux autres et on y croit.

Les amoureux de l'écrivain seront aux anges ou aux démons, selon leurs préférences, tant l'exercice de style multiplie les pirouettes sans jamais manquer la moindre figure (de style).

C'est hélas paradoxalement l'une des principales faiblesses de l'oeuvre en tant qu'ensemble, dans la durée : sa narration fait du sur-place. Passé le premier épisode, qui en dévoile explicitement la mécanique, le spectateur saura à quoi s'attendre, et jamais cette certitude ne sera prise en défaut. Un épisode, une nouvelle, un Usher, une chute - dans son acception Prométhéenne. Ledit spectateur sait par conséquent qu'il devra attendre la bagatelle de six heures pour qu'enfin, la trame principale daigne avancer et se développer. Or six heures, c'est très long, quand on devine qu'on y apprendra rien de nouveau, et qu'on peut en prévoir le déroulement sans trop de mal. Voilà donc le public pris en otage, obligé de suivre une par une les mésaventures fatales de personnages si méprisables et amoraux qu'il ne développera pour eux aucune empathie, et ne s’inquiétera que peu de leur sort. Tout au plus lui inspireront-ils du dégoût, de la pitié au mieux, la faute à une écriture unidimensionnelle par laquelle aucune rédemption n'est possible, au trait forcé jusqu'à la suspension de la suspension d'incrédulité. Mettant moins en scène leur chute, entamée depuis des années, que leur atterrissage, pour reprendre la tagline du film la Haine. Avec comme postulat commun un triste et démagogue "les riches c'est des pourris" dont la platitude caricaturale contraste avec la profondeur de certains échanges magistraux, en écho à certains sous-entendus de Midnight Mass, comme déterminé à brosser le peuple dans le sens du poil, avec le mépris de classe que cela suppose. Mais nous y reviendrons, à contre cœur. A ce stade du visionnage, la question qui se pose à quiconque n'est pas friand de slashers et ne saurait se satisfaire d'une mise à mort sophistiquée pour justifier un trou de soixante minutes dans son emploi du temps : à quoi bon ? On pourrait bien sauter directement au dernier épisode qu'on ne louperait aucune (ou si peu) information nécessaire à la compréhension, aucune évolution significative des personnages, aucun retournement de situation propre à redistribuer les cartes : rien que la mise en image de fins abominables, même si méritées, à grands renforts d'effets gores complaisants qui n'apportent que de l'audimat, et étouffent d'autant la poésie sinistre qui faisait le charme vénéneux de Hill House et de Bly Manor. Parce qu'il en faut, du gore, a priori, c'est écrit noir sur blanc dans le cahier des charges de la plate-forme. C'est une série d'épouvante, on vous dit. Même si elle ne fait pas peur, il y a des codes à respecter - ces mêmes codes auxquels Hill House tournait allègrement le dos pour le résultat que l'on sait. On soufflera d'autant plus en regardant sa montre que ces sous-intrigues sont nécessairement datées, et par conséquent prévisibles, même pour qui n'aura pas lu Poe, manquant de ce qui fait la force de l'écrivain : son style. Lequel n'en éblouit que plus, lorsqu'il s'invite dans la bouche des acteurs le temps de quelques vers, convoqués à bon escient et déclamés avec justesse. Un style qui ne fait que plus cruellement défaut le reste du temps d'antenne, et au fond plus qu'une déception, c'est un soulagement : même quand l'adaptation frôle la perfection, comme c'est le cas ici, la littérature conserve ses mystères, sa magie, sa force intranscriptible. Celle-ci justifiant qu'elle tienne bon fasse au déferlement d'images qui ose proclamer son obsolescence.

A l'opposé, il eut été autrement plus intéressant de mettre en scène la chute des personnages, la vraie, celle qui les a conduits à devenir des monstres. Le comment, le pourquoi. La part de déterminisme dans leur déshumanisation. La part de l'argent. De la jalousie. De la névrose. De la rancœur. Que sais-je ? Car la série le souligne à plusieurs reprises : ils n'ont pas toujours tous été « comme ça ». Pour la plupart, il y a eu un avant, loin de la fortune et la gloire. Qui aurait pu peser, produire autre chose que des tyrans maniaques et immatures. Susciter de la résistance. Mais non. Ils ont grandi sans contact les uns avec les autres mais en sont au même point, quel que soit l'âge, à quelques variations près. Pire : le seul dont la déchéance est dépeinte en temps réel bascule trop vite pour qu'on soit convaincus (quand bien même l'abomination couvait-elle depuis des décennies derrière son attentisme). Cependant pour conter cela, il aurait fallu sacrifier l'adaptation à proprement parler, c'était inextricable. La nature du projet elle-même le vouait à une demi-réussite : excellente adaptation, ou excellente série, il fallait faire un choix, les deux n'étaient pas compatibles.

Par chance et sans surprise, on retrouve en lot de consolation (mais quel lot de consolation !) tout ce qui fait la réputation (légitime) du réalisateur : des cadrages, éclairages, compositions de grand cinéma, quelques séquences d'un lyrisme visuel à couper le souffle, une connaissance certaine doublée d'un respect profond de l'oeuvre originelle, un casting extraordinaire (quel plaisir de retrouver Bruce Greenwood, dans un rôle à la mesure de son grand talent), des dialogues cérébraux et des monologues à rallonge, toujours aussi élégamment écrits et toujours aussi littéraires, à tel points que d'aucuns pourraient les trouver pompeux, voire pédants (question de goûts), toujours aussi brillants à leur manière, dans l'ensemble, même s'ils penchent parfois trop à gauche pour leur propre bien, jusqu'à frôler la caricature. L'argent corrompt, les riches sont des méchants, les pauvres sont des victimes, les multinationales n'ont que l'intérêt de leurs actionnaires en tête. Ce n'est pas toujours nécessairement faux, bien sûr, mais en l'état, ça manque de nuance. Non que l'orientation politique me gêne, attention, si l'on me permet un aparté  : moi, de droite ou de gauche, qu'importe, du moment que ça ne tombe pas dans les extrêmes et que c'est bien argumenté, je prends, je n'attends pas d'une œuvre qu'elle abonde nécessairement dans le sens de mes convictions, je suis certes narcissique mais pas à ce point-là. Il se trouve simplement que d'un scénariste de la trempe de Flanagan, on est en droit d'exiger un peu plus que le niveau de réflexion d'un expert Facebook, ce me semble. D'autant qu'avec un chouïa de mauvais esprit, on pourrait objecter (à juste titre) que ces discours n'ont pas leur place sur la bobine d'une production Netflix, compte tenu de ce que l'enseigne incarne financièrement à l'internationale. Contradiction morale qui n'a semble-t-il pas échappé à l'artiste puisqu'il conclue sa série sur cet écartèlement. Ou à peu de choses près. Ainsi, à quelques minutes du tombé de rideau, une poignée de répliques aussi impitoyables que percutantes viennent contrebalancer cet angélisme social, fulgurances brèves (trop) mais salutaires, pour condamner l'hypocrisie de ce discours, comme avait pu jadis le faire la version UK d'Utopia (traumatisant durablement ses spectateurs le temps d'un monologue mythique, d'autant plus glaçant que les arguments en sont aussi abjects qu'imparables). Dommage que placé dans la bouche d'un personnage à ce point dénué de moralité, l'effet de ces propos s'en trouve diminué d'autant, dispensant le spectateur d'en faire des cas de conscience et de se demander à quel point, lui aussi, finalement, contre toute attente, est un Usher dans l'âme.

Quel besoin également de surcharger ces trames multiples d'un fil rouge inutile autant qu'anachronique, hors sujet puisque hors registre, dont on devine d'emblée qu'il fera l'objet d'un twist final. Car si l'idée qu'il matérialise ne manque pas d'attrait, elle tombe ici comme un cheveu sur la soupe, quand bien même s'est-on efforcé de l'amener naturellement dans les épisodes précédents, il n'y a rien à y faire, c'est le corvus ex machina de trop : le grand écart des genres est tel que la sauce ne prend pas.

Après, j'admets, Pink Floyd, dans ce contexte, c'était sale mais rigolo.

Et puis bon, allez, on râle, on râle, mais le dernier épisode était magnifique sur tous les plans (mention spéciale à la performance de Mark Hamill), du grand Flanagan comme on l'aime, enfin ; ce qui m'enjoint à l'indulgence, et à ne pas me détourner de lui, pas encore, pas si tôt, allez, la prochaine ce sera la bonne, on y croit fort.

Chapeau pour la prouesse, Mike, et sans rancune. Quels que soient les reproches qu'on peut t'adresser, et tant pis si tu sembles tourner thématiquement en rond, merci d'avoir démontré avec tant d'aisance que presque deux cent après sa mort, ni oublié, ni boudé, Poe est encore beau.

Croa croa.

Liehd
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le 18 nov. 2023

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Liehd

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