Larry et son nombril
7.7
Larry et son nombril

Série HBO (1999)

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Ben Stiller, David Schwimmer, Mel Brooks, Julia-Louis Dreyfuss, Alanis Morissette, Jason Alexander, Jerry Seinfeld, Martin Scorsese, Dustin Hoffman, Martin Short, Shaquille O’neal, Sacha Baron Coen, Michael J. Fox, Rosie O’Donnell. Oui, je commence cet article de la façon la plus putassière et racoleuse qu’on puisse imaginer, en citant pêle-mêle plusieurs des prestigieux guest-stars s’étant déjà pris la tête avec Larry David, inconcevable anti-héros de la série comique la plus folle de ce vingt-et-unième siècle, Curb Your Enthusiasm.

D’accord, déontologiquement parlant, c’est pas terrible. Mais franchement, vous m’y voyez forcé : combien d’entre vous auraient cliqué sur cet article autrement ? La France ne connait pas Curb Your Enthusiasm, tout comme elle est passée complètement à côté de Seinfeld il y a deux décennies. Seinfeld, c’est cette série hilarante dont le concept révolutionna la fiction télévisée, c’est la série sur rien. Bon, aujourd’hui c’est dur de réaliser, puisque nombre de sitcoms ne parlent de rien sans même s’en rendre compte. Mais à l’époque, et aujourd’hui encore d’ailleurs, Seinfeld c’était le top du top : une série tellement consciente de son caractère superficiel et dérisoire (rires en boite, épisodes de vingt minutes, tout le tralala) qu’elle ne se concentrait que sur les détails idiots de l’existence et du quotidien et en faisait les choses les plus primordiales de nos vies. Jusqu’à l’absurde, jusqu’au non-retour, jusqu’à la métaphysique !

Carton absolu aux Etats Unis, Seinfeld reposait avant tout sur l’écriture nonsensique de Jerry Seinfeld, comique de stand up, et de Larry David, personnalité qui nous intéresse ici. Si Seinfeld a une bonhommie évidente qui lui vaut le premier rôle, David lui, est l’homme de l’ombre. Et pour cause, Larry est un marrant, mais pas du genre… Aimable, dirons-nous. Larry David commença lui aussi sur les planches, mais était plus du genre à envoyer le public se faire foutre s’il ne riait pas. Juif contrarié doté d’un sens de l’autodérision suicidaire, son caractère apparaît de façon extrême à travers le personnage de George Costanza, ami de Seinfeld et loser fabuleux. Son interprète, Jason Alexander, raconte que lors du tournage de la première saison de Seinfeld, il alla voir David pour se plaindre du script d’un épisode. « Larry, ça ne va pas, ce n’est pas crédible. En admettant qu’une telle situation puisse arriver, et j’en doute, personne, absolument personne ne réagirait comme mon personnage ! » A votre avis, qu’a répondu David ? « Mais bien sûr que si ! Ca m’est arrivé et c’est exactement comme ça que j’ai réagis ! »

Cette scène est reprise à l’identique dans la première saison de Curb Your Enthusiasm, Larry et Jason Alexander dans leur propres rôles. Curb Your Enthusiasm, c’est une série qui démarra en 2000, soit trois ans après la fin de Seinfeld. Diffusée par HBO, un peu une sorte de terre promise pour scénaristes débridés aux USA (il n’y a en France pas une seule chaîne qui permette autant de liberté de ton et de diversité), Larry David est seul aux commandes et se lâche : Seinfeld n’était pas consensuelle et aimait bien parler des sujets qui fâchent, mais Curb ose tout, se permet tout, fonce dans le tas, met les pieds dans le plat, avec une insistance qui confine à la démence. Pire même : Curb dérange. Ce qui frappe en premier, c’est le fait que la plupart des protagonistes jouent leur propre rôle (y compris la plupart des personnalités citées dans le premier paragraphe). Ca n’a l’air de rien, mais ça participe grandement à l’hilarant malaise. Curb, c’est le quotidien de Larry David, auréolé du succès Seinfeld, riche, marié, installé. Oui, mais David est un insatisfait pathologique, et l’argent ne règle pas les problèmes, il en créé d’autres, innombrables, insolubles, débiles ! Larry David vit mal la société, la bienséance, les normes, la politesse. Tous les épisodes des huit saisons s’articulent sur les méfaits de Larry : Larry viole une convention, choque ses amis, sa femme ou sa famille, se justifie, tente de se faire pardonner, jusqu’au final, en général apocalyptique. En ce sens, Curb, c’est un peu La Tour Infernale sans scène d’action : chaque épisode de Curb est un film catastrophe à lui tout seul. Plus Larry David tente d’améliorer son sort, et plus le scandale diplomatique est violent ! Et le pire, c’est que non seulement on comprend les agissements antisociaux de David, mais qu’en plus, on se sent littéralement vengé par ses coups de gueule.

« Déjà, à l’époque de Seinfeld, je voyais bien que les gens s’identifiaient à ce qu’on faisait parce qu’ils n’avaient jamais vraiment vu ce genre de chose à la télé, tous ces malentendus et ces petits tracas qui jalonnent le champ de mine social qu’est devenue notre vie à tous »

Le champ de mine social, l’expression est très bien trouvée. Lorsque vous prenez la dernière part de tarte et que tout le monde vous regarde mal parce que vous auriez dû la demander avant. Lorsque vous ouvrez une bouteille de champagne avant le soufflage des bougies. Lorsqu’en voiture, vous vous arrêtez un instant sur un passage clouté pour regarder une carte et qu’un piéton vous apostrophe alors qu’il lui suffit de faire le tour. Ce sont des exemples qui me viennent, et dans Curb, vous pouvez être sûr que la moindre de ces situations se transformerait en cauchemar pour ce pauvre Larry.

En même temps, il n’est jamais le dernier à s’accommoder de principes à la noix quand ça l’arrange, dès l’instant que cela peut couvrir sa fainéantise, son égoïsme ou sa lâcheté. Tour-à-tour insupportable et irrésistible, Larry David est une sorte d’Ingénu du 21e siècle, avec une bonne dose de misanthropie en plus. Larry David ne comprend pas en quoi prendre un bouquet de fleur sur une tombe peut déranger qui que ce soit. Larry David s’insurge contre une femme victime d’un inceste (« Les beaux-pères, ça compte vraiment ?! »). Larry David, pendant une période de coma, s’engueule avec son ange gardien (… Dustin Hoffman) parce qu’ils n’ont pas la même conception de rangement de boîtes de DVD. Du grand n’importe quoi, tout le temps. Oui, on pourrait le détester, mais le fait est que David ne pense jamais vraiment à mal, et en plus, il sait se faire pardonner, en donnant un rein à son ami Richard Lewis (après l’avoir fait attendre des plombes et l’avoir fait frôler la mort, d’accord…) ou dans un héroïque élan de solidarité envers un malade de la Tourette, dans l’une des plus grandioses scènes de la série où tout le monde se met à hurler des insanités dans un bel esprit de générosité et d’amour de son prochain (« scum sucking motherfucking whore !!! »).

Larry n’est pas seul dans ses aventures délirantes. L’accompagnent Richard Lewis dans son propre rôle, sa femme Cheryl (Cheryl Hines) constamment dépitée par les péripéties de son mari, et surtout Jeff Green (Jeff Garlin), son manager. Jeff et Larry, c’est le duo comique classique par excellence : Larry et sa grande silhouette dégingandée et sa démarche nonchalante, toujours en train de tirer la tronche, et Jeff, sorte de grizzli benêt gentiment surnommé « Fat fuck » par sa femme (Susie Essman, encore un personnage très haut en couleur). Un tandem à la Laurel et Hardy, l’un soutient toujours les âneries de l’autre, toujours à se couvrir dans leur médiocrité bien masculine, auto-satisfaite et puérile. Deux sales cons adorables, en somme.

Ce qui donne ce cachet si incomparable à Curb, c’est aussi sa réalisation elle-même, ses choix artistiques de mise-en-scène : c’est simple, dans le show, tous les dialogues sont improvisés ! Même les guest sont à peine renseignés sur les situations qu’ils vont endurer, ils savent le strict minimum de l’intrigue et sont simplement sommés d’être eux même. Et ils y vont franchement, sans avoir peur d’écorner leur image de marque en montrant des aspects patibulaires de leur personnalité. Le réalisme est saisissant et peut mettre mal-à-l’aise au premier abord (d’autant plus que c’est extrêmement bien joué), tant la fiction semble se confondre avec la réalité. Mais finalement, c’est l’humour et le comique de situation qui l’emportent ; les situations embarrassantes s’additionnent, et dans la grande tradition seinfeldesque, toutes les histoires se rejoignent en fin d’épisode pour un final constamment dantesque, voir jouissif parfois. Tout prend une ampleur conséquente, un aspect dramatique incroyable, les engueulades sont énormes, insurmontables, et tout cela est d’un ridicule fini, mon Dieu, le temps et l’énergie que ces gens perdent en formalités ! L’importance que nous donnons à des miettes sur une table, à un mot de travers, à un geste déplacé ! Au milieu de tous ces quiproquos futiles, Larry David ferait presque office de rebelle, d’électron libre au sein de la dictature du normal.

« La malhonnêteté de notre existence quotidienne. De notre moindre comportement. C’est une des raisons qui poussent les gens à regarder la série, j’en suis convaincu. Parce qu’ils souffrent eux aussi de ces conventions et sont soulagés de voir quelqu’un qui choisit de les refuser. Moi-même, je me sens écrasé dans ma propre vie et c’est très libérateur d’incarner ce type qui dit non à tout ça. C’est la raison pour laquelle je dis souvent que le Larry du show est juste une version plus honnête de moi-même »

Curb Your Enthusiasm aura peut-être le droit à une neuvième saison, c’est, comme chaque année, un mystère, Larry David étant aussi un grand indécis. La huitième saison s’est terminée en apothéose, avec un Larry accusant Michael J. Fox d’utiliser sa maladie de Parkinson pour abuser des non-Parkinsoniens, et c’est vrai qu’on se demande bien si les situations dingues n’ont pas toutes été passées en revue. Au cours de la série, sur des malentendus, Larry David est passé successivement pour un raciste, un pervers sexuel, un mari violent, un pédophile, j’en passe. La neuvième saison, si elle a lieu, devrait probablement le voir se faire poursuivre par une foule brandissant torches et machettes, parce qu’il a abusé de la minuterie dans son hall d’immeuble.
GrainedeViolence
10

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le 4 févr. 2014

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