Qui est le film ? Dans la galaxie sursaturée des récits de super-héros, Superman de James Gunn ne cherche ni à "réinventer", ni "à faire mieux", ni à "rendre plus sombre", mais à réancrer. Il s’inscrit dans la continuité du DC Universe en pleine refondation, mais avec un objectif : réintéresser le public au genre héroïque et à sa narration.

À première vue, le film raconte une histoire bien connue : Clark Kent, jeune extraterrestre "invincible" élevé sur Terre, apprend le poids de ses pouvoirs, fait face à l'ambiguïté morale d’un monde qu’il veut protéger, affronte une menace d’envergure mondiale, Lex Luthor. Mais ce vernis narratif cache des tensions plus contemporaines.

Que cherche-t-il à dire ? Le projet de Gunn est moins de raconter Superman que de le problématiser. Son ambition est claire et à double tranchant : reconstruire l’idée du héros comme image morale potentiellement dépassée, tout en la faisant respirer dans son époque. Le film ne veut pas simplement célébrer la vertu, il veut la questionner. Peut-on encore croire en un sauveur sans être accusés de naïveté ?

Le personnage central apparaît moins comme un porte-drapeau que comme un personnage étranger à ses propres codes. Sa force serait moins celle d’un pouvoir absolu que d’une vulnérabilité assumée. La tension principale tient à cette contradiction : être omnipotent, tout en doutant. Et c’est précisément là que le film trouve sa singularité.

Par quels moyens ? Lois Lane n’est plus ici un simple love interest ni une journaliste fantasque, mais un personnage à double fonction narrative. Dans sa fonction éthique, Lois incarne une forme de contre-pouvoir. Elle est celle qui tient tête à Superman sans l’idéaliser. Elle ne le vénère pas, elle le questionne. Elle ne sert pas à le sauver ni à être sauvée, mais à lui rappeler ce qu’être humain veut dire : doute, complexité, contradiction. Dans sa fonction politique et en tant que journaliste, elle joue un rôle clé dans la médiation des faits. Elle devient l’interface entre le mythe Superman et la réalité du monde, une figure de l’information critique dans un temps saturé de récits manipulés. Gunn la replace au centre du dispositif, notamment lors de la scène de confrontation (l'interview) où elle montre son courage, sa lucidité, sa capacité à complexifier un débat que le film aurait pu traiter de manière binaire.

Luthor, ici, n’est pas le génie du mal risible des adaptations précédentes. Il devient une figure tragique du capitalisme technologique, un homme dévoré par la peur de perdre le contrôle. Ce Luthor croit profondément qu’il agit pour le bien commun, qu’il prévient un danger existentiel : l’idolâtrie d’un être surhumain. Il incarne la paranoïa américaine, ce besoin obsessionnel de maîtriser ce qui nous dépasse. Il est une réécriture de figures comme Elon Musk ou Peter Thiel, des puissants qui rêvent de contrôler l'avenir au nom de la survie de l'espèce, en détruisant toute forme d'altérité. Ce Luthor est effrayant non parce qu’il veut dominer le monde, mais parce qu’il se croit moralement supérieur à celui qui pourrait le sauver. Gunn parvient à trouver à rendre un antagoniste lisible sans l’excuser, intelligible sans le rendre séduisant.

Superman dépasse le simple blockbuster pour entrer dans une zone grise géopolitique rarement explorée avec autant de lucidité dans un film de super-héros. Superman intervient dans un pays fictif du Moyen-Orient, sous prétexte d'une mission humanitaire, mais sans l'accord de la communauté internationale. Cela rappelle directement les interventions américaines en Irak ou en Syrie, le dilemme du soft power vs. hard power, la perception occidentale des « sauveurs » et plus actuellement, la guerre Israëlo-Palestinienne.

James Gunn ne traite pas frontalement de Trump, mais tout le film est traversé par les symptômes qu’il a cristallisés. Par exemple, la méfiance envers les élites. Superman devient une figure soupçonnée d’agenda caché. De même, il déconstruit frontalement la force virile. Ce Superman n’est pas un mâle dominant. Il écoute. Il doute. Il refuse la violence comme seul langage. De même pour la polarisation idéologique, Luthor tente de rallier le peuple à sa cause en activant des peurs tribales (l’étranger, le surhomme, le traître de l’intérieur). Une rhétorique qui renvoie à l’Amérique trumpienne, obsédée par l’ennemi intérieur.

Le film est profondément anti-populiste, mais il ne s’enferme pas dans un libéralisme moral simpliste. Il interroge le besoin qu’ont les nations de se fabriquer des ennemis extérieurs ou intérieurs pour retrouver un semblant d’unité.

L'un des plans avec une densité symbolique vertigineuse, c'est lorsque Superman se fait envahir d'un liquide noir. Il fait écho au tout numérique : le fait que cette matière générée numériquement envahit Superman peut vouloir dire que le numérique a effacé le genre héroïque de sa substance. Mais aussi son absorption dans des enjeux qu’il ne maîtrise plus : géopolitique, économie, image. Ce n’est pas un moment de faiblesse physique. C’est une agonie symbolique : Superman comme icône aspirée dans les marécages de la réalité contemporaine.

Il faut rendre grâce à James Gunn d’avoir compris qu’un film de Superman ne peut pas se contenter d’agiter des CGI comme des drapeaux. Certaines scènes d’action, ici, frôlent la sidération. Non par leur ampleur, mais par leur découpage (net, lisible, tendu) et leur capacité à injecter du récit dans le mouvement.

Plus discrète mais tout aussi signifiante : l’utilisation du silence dans les scènes entre Clark et ses parents adoptifs, dans la ferme familiale. Alors qu’un drame géopolitique couve, Gunn suspend le récit pour laisser le bruit du vent, un échange de regards, nous dire l’essentiel. Cette attention au banal est un geste rare dans un blockbuster. Elle fait exister le corps de Superman, non plus comme outil de puissance, mais comme sujet de doute, de mémoire et d’intimité. C’est là que Gunn redevient profondément politique : en rendant à la figure surhumaine sa part de banalité humaine. En creusant le silence plutôt qu’en saturant le récit.

C’est d’ailleurs ce doute qui rend ce Superman si bouleversant. Pour la première fois depuis longtemps, on croit qu’il pourrait mourir. La narration fabrique cette possibilité sans jamais la forcer : elle laisse planer une fragilité, une douleur. Le héros ne flotte plus dans le ciel comme une pub pour l’Amérique triomphante. Il chute, il flanche, il écoute. Et c’est précisément parce que l’image de sa mort semble envisageable que sa vie, elle, retrouve un prix.

Où me situer ? Superman n’est pas seulement une réussite technique ou narrative, c’est un film qui respire la maîtrise et la conviction à chaque plan. Sa force est de renouer avec la grandeur du personnage tout en l’ancrant dans des enjeux profondément contemporains. C’est un spectacle total, oui, mais qui ne sacrifie jamais la nuance ou la réflexion sur l’autel du pur divertissement. Chaque choix de mise en scène porte le récit avec sérieux. On en sort avec la sensation d’avoir vu un film qui, tout en respectant la légende, sait la réinventer avec justesse et audace.

En revanche, tout ce qui gravite autour de la fameuse faille interdimensionnelle semble tirer le film vers le bas. À vouloir absolument inscrire l’intrigue dans une mythologie cosmique, James Gunn cède ici à une surenchère un peu vaine, qui affaiblit, selon moi, la densité émotionnelle du récit. La faille n'est jamais vraiment menaçante ni signifiante : elle fonctionne davantage comme un prétexte scénaristique que comme un véritable moteur dramatique.

Quelle lecture en tirer ? Superman s’impose comme une œuvre majeure du genre. James Gunn y déploie sa passion, des idées de mise en scène d’action parfois magistrales et parvient à insuffler une véritable fragilité à son héros, au point de nous faire croire qu’un super-héros puisse mourir. Porté par une narration solide, une ambition visuelle affirmée et un sens du mythe retrouvé, le film s’impose comme un divertissement d’exception doublé d’un très bon moment de cinéma.

Activité sur Superman