Abandon
7.1
Abandon

Album de Pharmakon (2013)

Cette année il aura été difficile d'entendre album aussi viscéral que celui-ci, quelque soit le style ! J'ai bien dit viscéral. Ce qui va plus loin que radical. Viscéral n'est certainement pas le qualificatif qui me vient le plus souvent à l'esprit quand il s'agit de noise. Même pas pour parler de rejet viscéral. Tous ces binoclards autistes derrière leurs mac ont beau essayer de nous ouvrir les sphincters avec leur sons ça n'a jamais pris avec moi, désolé les mecs. J'ai toujours l'impression de devoir comparer mes acouphènes avec leur musique, ce qui se fait forcement à leur désavantage puisque mes acouphènes me sembleront toujours avoir quelque chose de profond à m'apprendre sur moi-même si je me mettais à les écouter attentivement.

Ces a priori rendent le choc Pharmakon encore plus violent. Si le genre pouvait ressembler plus souvent à ça, en tout cas, je m'y intéresserai bien plus volontiers. Car là on a à faire à une véritable œuvre personnelle avec une réelle sensibilité perceptibles derrière les nuisances. C'est évident, palpable même. Sacred Bones ne s'y est pas trompé et nous ne les remercierons jamais assez d'exister.
Margaret Chardiet, la jeune new-yorkaise qui se cache derrière Pharmakon, semble faire tout ce bruit pour survivre. Sa démarche a quelque chose d'expiatoire comme l'indique le nom du projet, qui renvoie aux sacrifices destinés à purifier la société dans la Grèce Ancienne. Ou comment pour se sentir vertueuse une société est prompte à se comporter de manière virulente.
Elle ne fait pas de l’expérimental pour faire de l’expérimental, par simple plaisir d'être hermétique, comme trop d'autres dans son créneau. Elle, elle fait dans l'organique, elle s'adresse avant tout au corps et aux sens, elle a pigé, à l'instar de Héléne Cattet et Bruno Forzani, qu'il reste à conquérir des terrains entiers de sensations nouvelles, que nous n'avons plus besoin de nous perdre dans d’énièmes théories préalables sur l'Art et l’Esthétique pour réussir à agencer des éléments préexistants et ainsi provoquer des émotions qui collent à leur époque. C'est à dire modernes. Il est impératif de renouer avec la danse du geste Créateur, de reconnecter l'Art à son caractère alchimique.
Margaret Chardiet se saisit de la noise comme d'une matière à modeler pour exprimer des choses profondément ancrées en elle. Et le résultat, bon sang, l’œuvre qu'elle en tire, est saisissant au bas mot. Ce qu'elle fait de la musique bruitiste est similaire dans sa grâce à ce qu'à fait Dorothea Lange de « L'enfant abîmé » par exemple. Quelque chose de si tristement réel, si désolément humain, sans s'apitoyer sur son sort et préférant dégager l'essence de son sujet, en dégager tant de sentiments contradictoires sans chercher à les démêler, bien au contraire, qu' il est difficile d'en sortir non pas indemne, mais d'en sortir tout court.

Les vertus cathartique du bruit n'ont jamais été mieux manifesté qu'ici. En tout cas presque jamais de manière aussi cohérente et extrême. Pourtant le disque ne semble apporter aucune solution. Toute cette angoisse qui ne veut rien qu'à s'exprimer ne disparaît pas plus qu'elle ne s'apaise.
Ce qui soulage, cependant, c'est que cette Miss Maggie là sait être de fer elle aussi. Si elle se montre fragile elle n’apparaît être une femme faible à aucun moment, loin de là. Par conséquent sa musique ne l'est pas non plus. Son attitude est frondeuse et revancharde. Il n'y a qu'à voir les photos de ses performances lives. Entourée de son matos, de pédales d'effets et de câbles électriques en tout genre, gueulant dans son micro ou s'acharnant sur son Korg la blonde a tout l'air d'une guerrière. Une Bacchante 2.0. Elle semble vouloir en découdre avec la Terre entière mais être trop névrosée pour passer à l'acte. Donc elle fait du bruit. Livre ses assauts par sa musique. « Strength through noise » serait-on tenté de dire.

Face à ce torrent sonique nous autres, pauvres auditeurs, sommes bien peu de chose. L'album s'ouvre – de la manière dont on s'ouvre tous à la vie – par un cri que l'on voit se métamorphoser en fil d'Arianne remontant le long des sonorités brutes, qui surgissent pour former le dédale soufreux de la première plage « Milkweed/It Hangs Heavy ». On est immédiatement plongé tête la première dans ces flots de bruits saturés, violents, froids et métalliques, happés malgré nous par cette musique comme Hylas entraîné au fond du lac par les nymphes.
Sur « Ache » Margaret joue les Charon et nous embarque sur les eaux troubles d'âmes damnées de l'Acheron. Les souffles électriques que poussent les morts dans leur longues plaintes nous font tanguer sans cesse. « Pitted » est un sabbat où le sacrifice d'appareils high tech tout neuf est une offrande au dieu de l'obsolescence programmée. « Crawling On Bruised Knees » annonce le début des hostilités de la guerre ultime contre la Machine. Par dessus le vacarme de la marche de la Grande armée robotique on entend Chardiet scander ses paroles d'une voix trafiquée de faux prophète. « Sour Sap », bonus track aussi longue que les quatre autres morceaux de l'album réunis, impressionne le plus. D'une ambiance urbaine et nocturne, dont les quelques notes de synthé et les gémissements nous amènent à la croisée des chemins d'« Assault » et de « Hellraiser », survient un vertige réellement dionysiaque tandis que se dessine tout autour l'enfer électronique.

Prosaïquement ces sonorités rappellent tantôt le meilleur du pire de Throbbing Gristle, tantôt les rythmes lourd des Swans, tantôt la cacophonie métallurgique d'Einstürzende Neubauten, tantôt les grondements carnassier de Wolf Eyes. Des influences indus poussées vers leur phase terminale, concassées par la propre psyché de Chardiet. En même temps elle met à jour les questionnements propre au genre : le rapport homme-machine ambigu du monde industriel finissant et le destin social de l'humanité à l'aune des totalitarismes vieillissants ont laissé place à l'angoisse face au désenchantement technologique, qui n'a pas évité pour autant le diktat du numérique, et à l’aliénation individuelle dans un monde capitaliste agonisant et reniant de plus en plus la matière.
Un Monde qui n'offre plus comme horizon que le silence inquiétant d'un avenir absurde.

L'artiste new-yorkaise plante un tunnel dans votre tête et s'y immisce sans votre accord pour vous faire ressentir les choses à sa manière. Quelque chose de complètement flippant, mais de pas si désagréable une fois que l'on s'y est habitué. Je ne vais quand même pas aller jusqu'à dire que son disque est accessible mais c'est certainement un des rares de ce genre vers lequel on aurait envie de revenir alors même ou, précisément, parce qu'il s'avère traumatisant.
A chaque fois que l'on croit étouffer, submergé par la musique, on réussit à trouver un refuge pour reprendre ce qu'il faut de souffle. Ce refuge c'est bien souvent la voix de Margaret Chardiet. Son chant, que tout un chacun aura la justesse d'esprit de comparer à Diamanda Galàs, est comme une sorte de balise qui évite de nous perdre. Ce sont ces hurlements qui font la beauté unique de cet album. Si son cri est si émouvant c'est parce qu'elle le projette vers les extrémités de l'humainement supportable dans l'espoir à peine dissimulé de toucher à l'essence profonde de l'Humain. Quand elle cri elle est aussi touchante qu'Irma Thomas quand elle pleure, que Joan Jett quand elle feule, que Wanda Jackson quand elle rugit ou que Nico quand elle fausse... C'est troublant de beauté (doux pléonasme) comme peut l'être une chorégraphie de Pina Bausch, ou que.. Que Sasha Grey souriante après un bukkake. Cette même Sasha Grey qui a un jour déclaré « ce qu'une personne voit comme dégradant, dégoûtant et mauvais pour les femmes peut faire sentir d'autres femmes puissantes, belles et fortes ». Gageons que Margaret Chardiet pourrait tenir le même genre de propos pour expliquer sa démarche artistique.

La pochette associe l'une des plus belles choses au monde, le corps féminin, à l'une des plus ignobles, des larves d'insectes grouillantes. «L'origine du Monde » est infestée par ce qui sera notre fin à tous. Cette façon de mêler beauté crue et ignominie pure est une annonce de la volonté de mêler plaisir et douleur, de brouiller les pistes qui mènent de l'un à l'autre, de livrer quelque chose dont la beauté est dérangeante, qui vous irrite et vous séduit tout à la fois, comme une caresse de l'être aimé avec les ongles. Tout cela, dans le contexte du disque, c'est la mince frontière entre musique et bruit, aussi ténue que celle entre amour et haine ou que celle entre sexe et mort.C'est là que Margaret battit son œuvre. Des morceaux en perpétuel devenir, nés du feu et de la guerre, cette approche rappelle la philosophie d'Héraclite. L'effet que cherche à produire la musique de Pharmakon c'est une immersion dans les confins du paradoxe qui requiert une ascèse sonore totale. Le but est d'atteindre la Vérité et non pas d'atteindre le nirvana. Le seul moyen d'y parvenir est d'accepter toute l'horreur et la douleur. Effleurer du doigt la substantifique moelle nécessite de se faire violence.

Porté par une telle force de caractère on se surprend à vouloir corriger Nietschze : il faut encore beaucoup d'étoiles qui dansent en soi pour accoucher d'un tel chaos.
Tout est dans le titre de l'album de toute façon. Pour l'aborder comme il se doit il vous faudra abdiquer, lâcher prise. Toute résistance est inutile. Cessez déjà de lutter.
MeRz
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le 27 déc. 2013

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Me Rz

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