Conan the Barbarian (OST)
8.6
Conan the Barbarian (OST)

Bande-originale de Basil Poledouris (1982)

Conter l'épique : la musique de Conan le Barbare

~Traviata des sens : l'épique comme chantre polysémique ?


Il est une question dont la réponse, a priori à la portée de toute conscience collective musicale, n'est pas aussi simple à ériger avec clarté tant elle semble se dérober sous nos phalanges sitôt que notre réflexion tend à la matérialiser concrètement. Cette question est : « Qu'est-ce que la musique épique ? ».
Bien sûr, on sait tous plus ou moins ce qu'elle est, ne serait-ce qu'en réussissant à la distinguer lorsqu'elle sonne à nos oreilles. Mais elle l'est avant tout parce qu'elle s'accompagne d'images dont la nature homérique n'autorise que très difficilement le doute. Or, si l'on essaie de mettre des mots sur ce que l'on pense être la définition de ce qu'est l'épique dans la musique de film, l'évidence n'est guère notre premier allié. On parlera tout au plus de violons qui s'emballent, de tambours battants, de choeurs déchaînés, au risque de confondre de nos jours et cela bien souvent le genre New Age que peuvent représenter des artistes contemporains comme Enya ou Enigma avec une musique plus exaltée comme celle de Sergueï Prokofiev, de Giuseppe Verdi, ou encore d'Anton Dvorak (et sa merveilleuse Symphonie du Nouveau Monde).


Si l'on se réfère à sa définition la plus prosaïque, l'épique est ce qui relève de l'épopée, ce qui est mémorable et mouvementé. Une musique épique devrait donc traduire ce sentiment de narration poétique d'actions héroïques, ce qu'elle tend à faire la majeure partie du temps. Cela induit alors que la musique épique n'est pas qu'une simple cavalcade mélodieuse et mélodique ressemblant aux premières secondes de La Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner, mais qu'elle est vecteur de narration, qu'elle témoigne d'une aventure dans laquelle le spectateur se voit embarqué pour voyager aux côtés de ceux qui la vivent diégétiquement. En cela, elle se rapproche de ce que fut la chanson de geste du XIème au XVème siècle, relatant les épopées légendaires et les exploits guerriers de chevaliers et de rois dont la dimension héroïque venait de leur capacité à triompher malgré les souffrances tant morales que physiques.


Il convient donc de s'interroger sur ce qui fait qu'une musique est épique, mais aussi sur la manière dont elle est construite, cela afin de pouvoir nous éloigner des clichés usuels pour s'apercevoir qu'une musique épique est avant tout un récit emprunt d'un lyrisme qui va de paire avec la richesse émotionnelle qu'elle procure. D'où le choix de travailler sur la musique de Conan the Barbarian, film épique par excellence et dont la quête première est l'immersion du spectateur. C'est d'ailleurs sur ce mot « récit », loin d'être anodin dans notre réflexion, qu'il conviendra d'insister particulièrement, car, tout comme il convient à toute épopée digne de ce nom d'avoir un narrateur pour la conter, la musique épique se targue d'avoir un narrateur visible (ou plutôt devrait-on dire « audible ») à l'oreille de celui qui écoute une histoire se dessinant au gré des changements d'intonation, de rythme, d'instrument, mais aussi de tempérament. D'ailleurs, rappelons que le mot « épopée » est issu du grec ancien ἐποποιΐα / epopoiḯa (de ἔπος / épos, « récit ou paroles d'un chant »} / poieîn, « faire, créer ») et désigne « l'action de faire un récit ».


~Le choix de Poledouris : amitiés lointaines ou Symphonie de l'audace artistique ?


Conan the Barbarian est un film réalisé en 1982 par le réalisateur et scénariste américain John Milius, connu à cette époque pour avoir été l'auteur du script d'Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola. Produit par Dino De Laurentiis, ce film est basé sur les aventures du personnage de Conan le Barbare (ou Conan le Cimmérien) imaginées par Robert E. Howard dans une nouvelle publiée dès 1932 dans le pulp magazine Weird Tales.
Si l'heroic fantasy avait déjà été esquissée sous la plume d'Edgar Rice Burroughs (le créateur de Tarzan), Howard puis plus tard John Ronald Reuel Tolkien furent parmi les premiers à donner naissance à la forme moderne de ce genre littéraire. Autant dire que l'oeuvre à adapter est colossale, ne serait-ce que pour l'influence qu'elle a eu tant sur la littérature fantastique que sur les autres arts, notamment le septième. D'où la nécessité pour Milius et l'autre scénariste à la base du script, Oliver Stone, de s'éloigner du matériau originel afin de proposer le meilleur condensé possible, cela à travers une histoire inédite, mais qui soit à même de témoigner de l'esprit des nouvelles et des romans (pour l'anecdote, Stone souhaitait dès la genèse du projet placer l'histoire de Conan the Barbarian dans un contexte post-apocalyptique, ce que Milius refusa car tenant à ce que la dimension épique et héroïque du personnage ne soit pas entachée par un contexte plus imposant que la présence du corps dans le paysage).


Avec le recul, nul n'est sans savoir que Conan the Barbarian est un film ayant marqué son temps à bien des égards, tant pour l'apparition remarquée d'un acteur dont on ne discute plus l'importance (au moins en terme de box-office et de présence sur le devant de la scène, passage chez James Cameron oblige), Arnold Schwarzenegger, que pour ses plans d'ensemble touchant au sublime et rappelant le style épique de cinéastes comme David Lean (un style aujourd'hui amplement épousé par le prolifique et esthétiquement ambitieux Ridley Scott). Mais surtout, parler de Conan the Barbarian, c'est irrémédiablement remémorer aux âmes romantiques les partitions épiques inoubliables écrites par Basil Poledouris, compositeur américain dont la filiation avec le cinéma n'est plus à prouver tant l'homme s'est tourné très tôt vers le septième art, le considérant parmi tous comme étant « la musique de sa génération [...] s'accordant parfaitement avec la façon dont les Beatles changeaient le monde et dont le monde lui-même changeait ».


Le fait de le retrouver aux commandes de la musique d'un film comme Conan the Barbarian pourrait d'ailleurs avoir de quoi étonner : ses compositions allant de ses débuts officiels en 1966 pour la télévision à l'orée des années 1980 n'affichaient pas le tempérament épique qu'on lui attribue volontiers aujourd'hui. Qui plus est, dès le départ, la majorité des producteurs voulait Ennio Morricone à la barre des compositions musicales du film (expliquant peut-être pourquoi certaines partitions de Poledouris se rapprochent du style du compositeur rendu célèbre par sa collaboration avec Sergio Leone), de même que Dino De Laurentiis avait planifié une bande-son de musique pop qui jurait avec les envolées cosmiques voulues très tôt par Milius (De Laurentiis imposera cette idée plus tard en 1984 dans le Dune de David Lynch, dont la musique fut écrite par le groupe Toto).
Et pourtant. Il aura suffit d'un passage à l'USC (University of Southern California) et de sa rencontre avec George Lucas, Randal Kleiser, mais surtout John Milius pour que le destin de Poledouris s'en trouve bouleversé et sa destinée tracée. Du second, il apprendra pour les besoins de The Blue Lagoon (1980) l'exigence formaliste de la musique orchestrale et symphonique, n'hésitant plus comme le prouve le très lyrique Love Theme à mélanger les voix instrumentales, le instruments à cordes frappées répondant aux instruments à cordes pincées, eux-même sublimés par la présence enchanteresse d'instruments à vent sifflant harmonieusement une sérénade dont les variations se trouvent moins dans le changement de thème que la délicatesse des latences harmoniques. C'est cette même richesse de présences instrumentales diverses et variées que le troisième le poussera à mettre en exergue tout au long de leurs carrières respectives, Poledouris et Milius ne cessant de travailler ensemble de leur première collaboration en 1966 (The Reversal of Richard Sun) à leur dernière en 1991 (Flight of the Intruder). Il l'invitera cependant à apporter davantage de puissance orchestrale à sa musique, à la rendre plus exaltée, en même temps que Poledouris découvrira les joies de la rupture de ton qui fera toute la magnificence des mélopées opératiques habitant Conan the Barbarian. Ceci pour faire taire les langues bien versatiles qui affirmeront que la supplantation de Morricone par Poledouris est avant tout due à ses liens d'amitié avec Milius, ce qui serait dénigrer la capacité de l'un à répondre aux exigences esthétiques et formelles de l'autre.


D'ailleurs, face au film dans son entièreté, l'on pourrait même se risquer à affirmer que la mise en scène de Milius n'est au fond que la mise en images des compositions de Poledouris tant l'on retrouve dans Conan the Barbarian une particularité propre au cinéma classique hollywoodien dans lequel les compositeurs que pouvaient être les Max Steiner et autres Alfred Newman (dont la célèbre fanfare de la 20th Century Fox ouvre au passage le film) étaient considérés comme les seconds réalisateurs des longs-métrages qu'ils animaient tant leur musique prenait une place importante sinon essentielle. Preuve en est dans le cas présent que Poledouris dira lors d'une interview pour les besoins des bonus de l'édition DVD collector : « Entre le moment où on m'a engagé et l'enregistrement, un an s'est écoulé. Avant son départ en Espagne pour commencer le tournage John [Milius] m'a demandé de trouver plusieurs thèmes. Ce ne sont pas des oeuvres achevées. Parfois, il n'y a que huit mesures, une mélodie, une phrase. Il avait déjà les quatre thèmes principaux du film quand il a commencé le tournage », et Milius d'avouer qu'il passait durant le tournage les-dits thèmes pour s'en inspirer.


~La musique de Conan : inspiration divine ou patchwork d'influences ?


Ce style épique que donne Poledouris à sa musique et qui siéra si bien à la danse qui a accompagné l'hommage aux athlètes et aux déesses de la victoire des Jeux Olympiques d'Atlanta 1996 durant la cérémonie d'ouverture pour laquelle il composa The Tradition of the Games, il ne l'a pas insufflé par simple caprice artistique, ni par goût personnel, mais avant tout parce que le film de Milius l'exigeait, ce dernier ayant donné pour seule instruction à son camarade : « Mon film parle de la force brute ». Tout au plus, Milius avait contextualisé à Poledouris l'époque durant laquelle le récit allait se dérouler : « C'était particulier car le film se passe à l'époque de la préhistoire. John avait toujours imaginé que ça se passait à cette époque. Ca signifiait quoi musicalement ? On a voulu utiliser des instruments de l'Antiquité. Mais le Moyen-âge était encore trop moderne par rapport à Conan. Il savait qu'il fallait un style opéra. Étant donné qu'il y avait si peu de dialogues, la musique devait mener l'histoire ».
Dès lors, et sans cacher dans les propos qu'il tint sur ses choix orchestraux sa filiation avec la Carmina Burana de Carl Orff, source première de son inspiration, mais également avec le chant grégorien du Dies Irae de Verdi, Poledouris, très influencé d'ordre général tout comme John Williams par les partitions de Gustav Holst, a transformé cette ode à la vengeance en véritable pièce guerrière avec cuivres et percussions dans ses parties les plus soumises à la volonté de Milius mais également en véritable complainte tantôt lyrique, tantôt poétique, tantôt tragique, selon les mouvements opératiques que le film suivait. Car la grande particularité de Conan the Barbarian, il faut le rappeler, est d'être un film marqué par la restriction de la parole au profit de la présence des corps et du dialogue instauré par les regards que portent les personnages sur le monde qui les entoure (le héros ne prononcera en 125 minutes qu'une quarantaine de répliques, pour la plupart monosyllabiques, tandis que d'autres personnages, comme le père de Conan, ne prendront la parole qu'une fois tout au long du film). D'où cette volonté évidente de Milius de faire de la musique de Conan the Barbarian « un drame musical continu », l'utilisation de leitmotivs permettant de décrire à la fois les humeurs et les caractères de chacun (The Witch et ses percussions se répétant trois minutes durant, avec pour léger fond à peine audible mais saturé le cri satanique que le démon avec lequel Conan va s'adonner aux joies de la chair poussera lorsqu'il tentera de le dévorer, évoque autant l'aspect bestial et primitif du personnage que ses conditions de vie, dans une tente isolée à l'écart de toute civilisation. Une construction rudimentaire qui se retrouve dans la seconde moitié de Discipline of Steel et qui reprend le leitmotiv instauré par les premières notes de Anvil of Crom). On sent dans l'emploi du leitmotiv l'influence de Miklós Rózsa qui en avait eu la même utilisation dans Quo Vadis (1951) de Mervyn LeRoy, à ceci près que Poledouris jouera davantage sur les effets de rime et de strophe que son illustre modèle.
Plus trivial, une autre influence de Poledouris vient de sa propre fille, Zoë, qui, l'entendant composer sur piano ce qui allait devenir la célèbre partition The Orgy, l'accompagna à la flûte et lui donna l'idée de mettre huit cors d'harmonie pour jouer les notes s'échappant de son instrument à vent, avec le résultat que l'on connaît aujourd'hui.


~Le chant du troubadour : le compositeur comme narrateur d'images épiques ?


Cet aspect narratif qui fait l'identité de la musique épique se constate d'autant plus dans la bande originale de Conan the Barbarian si l'on prête attention aux titres donnés par le compositeur à ses morceaux : ce qui frappe d'emblée, c'est l'absence délibérée et pourtant délicate de thèmes pour chacun des personnages principaux. En effet, nul Conan's theme, pas la moindre trace de Valeria's theme ou de Subotai's theme. Même l'entrée en scène des deux comparses de Conan se fait dans le silence, là où tout le reste du film est, oserai-je dire, saturé de musique. En revanche, les titres portent bien le repère évident des événements marquants du récit (Atlantean Sword relate le moment où Conan, après avoir été poursuivi par des loups affamés, tombe dans une grotte dans laquelle il trouvera une épée – suppose-t-on – hors du commun : emprunte de mystère du fait de sa construction en deux mouvements distincts où les instruments à cordes dialoguent avec les instruments à vent jusqu'à ne devenir plus qu'un lors de la découverte du guerrier-squelette assis sur un trône par Conan, surlignant dès lors la volupté énigmatique de cette rencontre opportune, sa construction rentre dès lors en résonance avec le vécu du personnage).


Ce geste trahit une double volonté que l'on pourrait étendre à l'ensemble des musiques épiques : d'une part, celle de ne pas laisser la musique être asservie par un personnage, préférant l'accompagner tantôt dans ses aventures tantôt dans ses pensées plutôt que lui laisser lui dicter sa corpulence émotionnelle, et d'autre part celle de se centrer sans cesse sur le récit (l'acte de narrer un événement) et non sur un fait factuel (l'apparition ou la disparition d'un personnage à l'écran, notamment), davantage l'ombre éphémère et vacillante d'une action ponctuelle que d'un acte inscrit dans la durée, donc mémorable. Il y a en quelque sorte dans la musique épique une résistance face au diktat de l'action en opposition avec la narration qu'elle cherche sans cesse à esquisser au gré des notes de musique qui retentissent pour marquer l'événementiel, le voyage ou l'arrivée des personnages dans un nouveau lieu, qu'il soit concret ou métaphysique (le Maximus du Gladiator de Ridley Scott ne voyage-t-il pas dans ses songes lorsque, du champ de bataille, harassé, il songe à sa main caressant les épis de blé dans les champs jouxtant la demeure qu'il a depuis trop longtemps quitté, alors qu'entonne l'onirique Progeny de Hans Zimmer ?). En témoigne l'absence de musique quand Conan est poursuivi par les loups ou que les esprits tentent de s'emparer de son âme après sa supposée mort sur l'Arbre du Malheur. Poledouris a donc choisi de composer une musique qui raconte, soit à travers la mélodie, soit à travers les instruments mis à contribution, soit, et c'est peut-être là sa plus grande réussite, à travers des jeux de rupture ou d'amplification (par exemple à travers un effet d'accumulation ou d'enchevêtrement des notes) propres à la tonalité épique qui ne se vit pas qu'à travers le sublime pour donner à ressentir l'exaltation. La musique nommée Gladiator donne par exemple à ressentir cette effet d'amplification, avec une soudaine accélération du rythme en même temps que la superposition des instruments qui au départ étaient moins nombreux, avec une répétition du même thème tout du long, traduisant dès lors la redondance du quotidien de Conan en tant qu'esclave, versé dans la tuerie, le sang, et la gloire.


Quant aux ruptures, elles sont bien sûr lisibles dans l'absence de musique à des moments inattendus (le choix de ne pas mettre de musique à un moment donné est un choix musical en soi, avec cette idée de confronter le spectateur à la rugosité de l'instantanéité de l'action filmée, comme ce fut le cas durant la séquence de fusillade après le braquage d'une banque dans le polar Heat de Michael Mann), mais surtout dans les micro-collures musicales que Poledouris se permet avec autant d'audace que de talent. Par exemple, il ne va pas hésiter à mettre l'un à la suite de l'autre deux morceaux structurellement et rythmiquement antinomiques, cela sans laisser à l'oreille la possibilité d'entendre un changement de morceau et donc de registre, lui faisant dès lors fictivement penser que c'est le même morceau qui continue et se prolonge dans un nouvel élan. On retrouve cette idée lorsque les personnages pénètrent dans la fameuse Tour du Serpent : durant cette séquence débute The Tower of Set, sorte de mélopée religieuse aux consonances funestes tant le chant des femmes semble être, du fait de leur longueur et de la tessiture choisie, un adieu. Mais, de fait, la composition d'ensemble a un aspect envoûtant et ensorcelant que l'on peut aisément rapprocher avec le serpent biblique (cette séquence transpire d'autant plus la spiritualité que Milius imprègne à la réflexion nietzschéenne qu'il mène, réflexion marquée par le sceau de la citation dès les premiers plans avec le fameux : « That which does not kill us makes us stronger », une dimension biblique évidente avec le serpent géant, la femme sacrifiée en train de prier, ou encore la tour rappelant non sans mal celle de Babel) nous entraînant dans le sillage de ses paroles venimeuses – notons du reste que la musique ne change pas d'un iota alors que Conan affronte le serpent de Rexor – et, soudain, alors que les compagnons s'évadent, s'enchaîne Escape, créant une rupture inattendue et donc forcément brutale. À l'image de ce que voulait Milius, en somme.


Demeure donc cette impression, au long court, de musique continue, d'opéra symphonique qui narre chaque événement, chaque voyage, et chaque ressenti des protagonistes principaux, la musique de Poledouris étant nimbée par un voile épique qui ne cache en rien sa construction déstructurée car fluctuante au même titre que le récit peut soudainement l'être. The Tree of Woe, notamment, est dans ses premiers mouvements sombre, inquiétant, dramatique, avec ce vibrato instaurant une langueur qui va de paire avec la souffrance de Conan crucifié, puis le morceau se mue petit à petit en ode à l'espoir, avec dans un premier temps quelques sons cristallins venant se superposer à l'ensemble déjà transformé par des notes entonnés par un instrument à vent, jusqu'à ce que l'on reconnaisse les quelques notes de Civilization en même temps que Subatai arrive pour délivrer Conan, la présence de celles-ci s'expliquant par le fait que le spectateur aura identifié ce thème comme étant le leitmotiv de l'aventure, aventure qui du reste commence par la traversée de plusieurs villes de Conan et Subotai : convoquer Civilization en présence de Conan, c'est aussi convoquer à l'écran Subotai, et donc, une fois encore, rendre pleinement narrative la musique qui habite cette séquence.


~Définir la musique épique : simples collages ou montage élaboré ?


On pourrait à tort résumer la musique épique comme symptomatique d'élans musicaux exaltés et puissants, jouant uniquement sur la superposition et les ruptures de ton plutôt que sur une mélodie soumise aux mêmes obligations thématiques que la musique symphonique. Il n'en est cependant rien car, si le cinéma est l'art du montage par excellence, rendre l'épique palpable en musique passe à mon avis par une parfaite adéquation entre l'image et le son, cela au-delà de toute question de narration. Les choeurs de The Kitchen ne sont-ils pas plus violents et plus inquiétants que ceux qui ont habité le reste du film simplement parce qu'ils illustrent à la fois la portée certes maléfique mais spirituelle de la séquence (des corps sont dépecés et des mains mélangés dans un chaudron dont la mixture est inidentifiable) et en même temps son caractère terrifiant (presque monochromatique, l'image rougeâtre renvoie forcément à l'idée de sang) ? De même, Wheel Of Pain, morceau le plus morriconien de l'oeuvre et véritable ode à la souffrance des corps en même temps qu'elle dessine le caractère puissant de Conan et sa maturation vers la puissance à l'état brut (l'enfant au visage débordant d'innocence devenant un adulte robuste et marqué par le désir de liberté et de vengeance) n'est-il pas construit sur la métrique rythmique des grincements de la grande roue ? Poledouris dira de ces grincements : « Pour la roue de la douleur, il fallait des sons métalliques pour qu'on ait l'impression d'être dans un autre monde. On a utilisé des chaînes, entre autres, un gong chinois à la base de métaux précieux et un triangle. Et le percussionniste frappait réellement sur l'instrument. Et en frappant les bords, on entendait comme un grattement. Voilà d'où vient le grattement ».


En somme, à l'image du cinéma, la musique épique est avant tout affaire de montage, les superpositions et le collage n'étant que l'un des aspects techniques la rendant homérique. Le plus bel exemple de cette assertion demeure le premier chapitre du film, celui marquant l'introduction d'un récit dont la particularité est de ne faire intervenir quasiment à aucun moment la parole diégétique des personnages, sinon celle du père de Conan au tout début. Seize minutes durant où Anvil of Crom, Riddle Of Steel, Riders Of Doom, Gift Of Fury, puis Wheel Of Pain vont se succéder sans la moindre discontinuité, mais pas sans la moindre raison : chaque morceau intervient à un moment précis du montage de cette gigantesque introduction, chacune signifiant une étape lyrique ou dramatique de l'épopée qui se met en place. Ainsi, les timbales couplées aux instruments à cordes d'Anvil of Crom commencent à entonner cette célébration de la fureur et de la force brutale du récit à l'instant précis où les flammes de la forge embrasent l'écran et laissent apparaître l'épée que Thulsa Doom cherchera à obtenir, les 24 cors ne démarrant qu'au moment où le titre de l'oeuvre passe du néant à la lumière. Quant à Riders Of Doom, chorale puissante et guerrière, pièce rythmée par des instruments de percussion, elle n'intervient qu'au détour d'une coupe nous faisant passer de la quiétude des cimmériens dans leur village à l'arrivée des sbires de Thulsa Doom, avec une montée en puissance des cors qui va de paire avec l'énergie décuplée d'un travelling sur les chevaux lancés en pleine course, ainsi qu'un moment de latence (ici marqué par l'intervention soudaine des quelques notes de flûte) quand l'un des guerriers, grimpant sur un rocher, observe le village, jusqu'à ce que les choeurs repartent au moment où, durant la contre-plongée, les soldats passent du hors-cadre à l'arrière-plan au bord-cadre au premier plan. Le rythme dès lors s'emballe, les choeurs laissent place à la fureur des cors, et le massacre du peuple de Conan commence...


~Illustrer l'épique : polyphonie narrative et choix de l'inattendu


Ainsi peut-on conclure notre pensée en synthétisant cette idée qu'en fin de compte, au-delà des aspects purement techniques qui définissent la musique, en évitant de parler d'allegretto ou de forme-sonate, la musique épique se distingue en fin de compte pour sa vocation narrative et organique, jouant autant sur les ruptures que sur les effets d'accumulation, sur les moments de quiétude autant que que les moments de bravoure, avec cette volonté propre du compositeur de se substituer à la place du narrateur – ce que l'on pouvait fréquemment remarquer durant la période muet du cinéma – afin de devenir le tourneur de pages d'un récit homérique dont la richesse se retrouve autant dans l'inattendu que dans la complexité des combinaisons de plusieurs voix indépendantes liées par les lois de l'harmonie.


La musique de Conan the Barbarian n'est en fin de compte pas une simple ode à la force brute comme le désirait Milius : c'est également, dans sa richesse, dans sa complexité, ce qui fait que le cinéma ne sera jamais mieux illustré que quand il l'est par la musique symphonique.

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le 23 déc. 2017

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Kelemvor

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