Parfois le matin, je me lève et je sais que je vais passer une journée tristement banale. La veille j’ai passé une belle soirée et on a bu quelques verres de trop dans ce petit bar où l’on va souvent et où l’on connait les serveurs et où les serveurs nous connaissent et puis on est allé dans ce bar-boite de nuit où l’on peut s’asseoir et où l’on peut danser et on a bu quelques verres de trop en plus et aujourd’hui je me réveille complètement endormi. Je n’ai pas beaucoup dormi, le réveil sonne, mes yeux s’ouvrent et déjà ils veulent se refermer. Barbouillé. Lourd. Je vais dans le salon pour me servir un verre de jus de fruits et dehors le ciel gris se reflète sur les tuiles grises et les briques grises et le béton gris trempés par la pluie, les gouttes dégoulinent lentement sur les grandes fenêtres et plongent la pièce dans son halo de pessimisme grisonnant.


Je descends les escaliers, j’ouvre la porte et je suis trempé. Quelques feuilles boueuses se collent sous mes pieds, les arbres hantent le ciel de leur immense silhouette squelettique et l’horizon sombre semble engloutir le bout de la rue. Il pleut averse et je suis trempé. Une de ces pluies qui vous dégouline depuis les cheveux partout sur le visage et sur les joues et les épaules, qui vous trempe jusqu’au bout des chaussettes et puis vos habits mouillés vous collent à la peau jusqu’au milieu de la journée. Alors les flaques se mettent à refléter la ville et toutes ses lumières et ses bâtiments endormis, puis le vent souffle et c’est toute la ville qui chavire dans les flaques, parfois même une voiture roule sur la ville et elle s’envole dans les airs avant de revenir tranquillement là où elle était quelques secondes plus tôt.


J’arrive au bureau, le carrelage glisse et je prends l’ascenseur. Je suis trempé et je laisse des petites gouttes partout où je passe et je vais me faire un café et je fouille toutes les armoires et tous les tiroirs mais il n’y a plus de filtre à café. Une petite flaque se trouve maintenant devant la cafetière, là où je me trouvais il y a quelques secondes encore et le peu d’optimisme quotidien qui me restait s’y noie lentement avec ma bonne humeur. Maintenant la journée me passe lentement dessus sans que cela puisse me faire grand-chose.


On poste de l’actualité et on se raconte quelques blagues immondes entre deux faits-divers macabres et le dernier sketch de ce feuilleton appelé les élections présidentielles, on rit et on surenchère et on rit encore plus et la journée ne commence toujours pas. Le soleil ne semble pas vraiment décidé à pointer le bout de son nez, peut-être fera-t-il une apparition en fin de journée mais il semble décidément avoir quelque chose de plus important à faire. Ou peut-être n’avait juste-il pas vraiment envie de se lever pour faire son numéro habituel aujourd’hui encore. Même le soleil a besoin d’une petite pause de temps en temps.


On se lève alors pour expulser toute notre frustration et toute cette énergie qui ne nous sert à rien, assis à ce bureau devant cet écran blafard, en envoyant de grosses reprises de volée dans ces petites balles en mousse qui s’en iront rebondir contre les murs. Mais voilà que des représentant de la direction Française et puis Belge et puis Hollandaise aussi arrivent dans l’Open Space. On ne fera pas de reprise aujourd’hui. Les petites balles en mousse resteront sagement sur les bureaux. Ou peut-être qu’on se les lancera d’un siège à l’autre. Mais au moins il y a maintenant du café. Si personne n’avait la motivation pour braver la pluie et acheter quelques filtres à café il y a quelques secondes encore, les responsables sont maintenant bien obligés d’y aller, parce que les gens de la direction, peu importe leur pays d’origine, ça boit du café quelque soit le temps qu’il fait.


Nous voilà partie pour une heure ou deux de réunion à parler travail et méthode de travail et chiffre de travail, le tout en anglais de travail. La tête qui résonne, les oreilles qui sifflent et un goût de bière qui semble bien décider à s’installer gentiment dans le fond de la gorge. Et puis après, on me demandera si je suis dans les temps et je répondrais que je suis un peu en retard, que je n’ai pas vraiment pu faire tout ce qui était prévu parce que j’étais occupé à en parler.


La réunion se termine, et on va s’acheter à manger. On se serait bien fait livrer pour éviter de sortir et de se faire tremper et d’être mouillé pour la deuxième partie de la journée mais la réunion a duré un peu plus longtemps que prévu et il est maintenant trop tard pour ça. On sort et sur la route entre le bureau et le petit fast-food asiatique, l’endroit le plus proche pour s’acheter à manger, le soleil fait sa petite apparition, un peu plus tôt que prévu, il n’aura pas attendu la fin d’après midi cette fois-ci. L’horizon brille paresseusement, les pavés mouillés s’illuminent, brillent sous le ciel noir et une jeune femme passe. Grande et brune et souriante. Dans cette petite rue elle marche vers le soleil, comme si elle était la source de cette lumière que plus personne n’attendait. Elle ne le sait pas mais jamais plus elle ne sera aussi belle. Je lui souris et elle me sourit et au bout, elle s’évapore dans la lumière et un petit quelque chose tombe dans ma poitrine.


Quelques minutes plus tard la pluie reprend et plus jamais elle ne s’arrêtera. Le soleil est parti lui aussi et la journée avec. Elle aura au moins semblé durer quelques minutes. Alors je remets le dernier live de Thin Lizzy et une petite main invisible vient m’empoigner le cœur. Le son est gras et limpide, lourd et léger à la fois. Les solos flottent dans les airs. La voix cassée, brisée, abimée de Phil Lynott me retourne le ventre comme le souvenir d’un premier amour évaporé. Il cherche ses mots, oublie le titres d’un morceau. Sa silhouette hante la scène alors qu’il regarde de ses yeux vitreux un vide qui l’emmène tranquillement vers l’au-delà. La sueur lui dégouline sur le visage. Il semble ailleurs mais n’a jamais été aussi présent. La pièce rétrécit et s’allonge en même temps, la pluie sur le velux n’a jamais été si déchirante, la pénombre brille comme jamais plus elle ne le fera. Ou en tout cas jusqu’à la prochaine fois que je relancerai ce dernier live. Depuis Phil Lynott est parti et le rock’n’roll avec. Il est chez lui, pour toujours, à Dublin.


Le soir je devais aller boire quelques verres comme la veille mais tout compte fais ça ne se fait pas. La pluie aura vaincu tout le monde. La grisaille à emmitouflé toute la ville de sa torpeur dépressive. Je n’ai même plus la motivation de me faire à manger alors je mets une pizza surgelé dans le four.


Parfois le matin je me lève et je sais que je vais passer une journée tristement banale. Et puis alors je passe une journée tristement banale, seulement illuminée par un live grandiose, par une silhouette brinquebalante coincé quelque part entre la vie et la mort, une afro sur la tête, une moustache au-dessus des lèvres et une basse entre les mains. Il y a pourtant eu ces moments agréables, ces apparitions merveilleuses, ces sensations grisantes qui me font dire que cette journée aurait pu être autre chose, qu’elle aurait pu être belle, mais finalement elle n’a été ni vraiment bonne ni vraiment mauvaise, dans quelques jours je l’aurai même complètement oubliée, mélangée dans les eaux troubles d’autres journées tristement banales.

Clode
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le 21 déc. 2016

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