Il y a encore quelques jours, je n'avais jamais entendu parler ni de cet artiste, ni de son unique album.
J'en ai terminé l'écoute il y a quelques minutes, et je suis encore suspendu dans un ailleurs spatio-temporel flottant et délicieux.
Je joue à une "Battle pop" sur Facebook depuis quelques temps, où chaque joueur choisit un artiste pour le mois, et les joueurs font s'affronter, chanson par chanson, leur poulain lors de duels. Quelqu'un a proposé Lou Bond "Lucky Me" contre un morceau d'Explosions in the Sky, donc avant de voter j'ai voulu écouter le 007 de la soul, et ce fut le choc.
A la manière d'un Sixto Rodriguez, Bond a sombré dans un injuste oubli, des samples par Prodigy et Outkast ayant révélé depuis quelques années son existence à quelques happy few, avant que le label Light in the Attic (les re-découvreurs de Rodriguez, d'ailleurs) ne braque leur faisceau sur son ombre oubliée (notez le paradoxe métaphorique). Lou Bond donc. Il tente dans les 60's un trip to Chicago, où il enregistre deux 45t sans succès, avant de retourner à Memphis enregistrer en 74 cet unique album chez Stax.
Malheureusement, un obscur litige fera que l'album sera à peine distribué et que Bond se retrouve condamné à l'oubli, jusqu'à sa mort en 2013. Au moment où j'écris ces lignes, ce chef d’œuvre n'a que 17 écoutes sur Senscritique, une poignée d'articles en ligne signalant son excellence confidentielle, une moyenne respectable et une côte relativement accessible sur Discogs (avis aux amateurs), et quelques uns de mes amis les plus pointus musicalement n'en ont jamais entendu parler non (tort réparé).
A quoi ressemble ce disque ? 6 morceaux, les deux plus courts au début, dont le would-have-been-single "Lucky Me", tristement ironique, puis quatre longues plages oscillant entre 7 et 12 minutes. Le tout dans une irréprochable soul d'une élégance folle, portée par les cuivres des Bar Kays et l'orchestre symphonique de Memphis, orchestrations divines aux accents classiques et aux contrepoints folk qui évoquent pèle-mêle la mélancolie douce d'un Nick Drake et la sensualité pop des Moody Blues à la soul soyeuse et stellaire d'un Curtis Mayfield ou d'un Isaac Hayes, dont on retrouve un collaborateur à la production. Les textes fleurent bon l'engagement de bon aloi, et le simili flow de Bond rappelle parfois Gil Scott Heron, lorsqu'il ne miaule pas de son falsetto vacillant. "To The Establishment" est une protest song épique d'une douceur étonnante, et les cordes pleureuses s'étirent à l'infini tout au long de ce disque solaire et gémissant, tourmenté mais étrangement chaleureux. Un chef d’œuvre, tout simplement.