Je suis passé un peu à côté de Nirvana pendant mon adolescence, le nom représentant plus à mes yeux plus un logo sur les sweat-shirts des filles qu'un véritable groupe de musique. Tout au plus attisait-il ma curiosité, assez en tout cas pour que j'écoute une compilation, mais aussi une première fois Nevermind – avec une oreille très distraite toutefois.
Me voilà donc des années plus tard, à tenter de trouver ce qui n'avait pas su m'attirer adolescent. Et ce n'est pas si facile, la cible principale du groupe de Seattle semblant bien être les moins de vingt ans : les riffs omniprésents et les cris de rage, entre punk et métal, répondent au sentiment de révolte adolescent tandis que les mélodies accrocheuses permettent de toucher un large public, qui pourrait être repoussé par un son trop brut. Malgré tout, c'est cette alliance des contraires qui permet finalement d'emporter le morceau. Nirvana est sans doute le père du rock commercial contemporain (Linkin Park et compagnie), mais il y a dans Nevermind trop de talent pour le réduire au folklore qui l'entoure (des clips MTV au suicide de Kurt Cobain, qui participe de façon puérile à l’attrait que le groupe peut avoir sur les ados).
En effet, de combien de grands hymnes le rock peut-il s'enorgueillir depuis les trente dernières années ? Assez peu en vérité, mais Nevermind contient certains d'entre eux, et parmi les plus marquants. « Smells Like Teen Spirit », ce cri de colère jusqu'au-boutiste, est avec raison passé à la postérité, de même que le mélodieux « Come As You Are ». L'album ne se limite cependant pas à ces titres, avec une grande partie des morceaux parvenant à produire la même excitation : « In Bloom », « Breed », « Territorial Pissings » et « Stay Away » sont de jouissifs déchaînements de violence, tandis que « Lithium », « Polly » et la ballade « Something In The Way » apportent un peu de répit – mais toujours avec une agressivité sous-jacente et une colère refoulée, qui se dévoilent en partie grâce au caractère unilatéralement glauque des sujets abordés (folie, drogues, viol, désillusion amoureuse, sentiment de rejet...).
Même pour quelqu'un comme moi, qui me retrouve assez dans la réplique de Mickey Rourke dans The Wrestler, reprochant à Nirvana d'avoir tué le rock avec son esprit de sérieux, Nevermind finit par fonctionner. Son côté très poli et très produit va quelque peu contre lui quand on le compare à d'autres œuvres du même type, dont l'immédiateté est bien plus percutante et la démarche semble plus sincère (Never Mind The Bollocks, Here's The Sex Pistols, les deux premiers albums des Clash, My Generation des Who...), mais il s'en rapproche suffisamment pour retrouver l'aspect générationnel qui les caractérisaient. Nirvana parvient même à toucher du doigt la virtuosité pop espiègle des Who sur « On A Plain », beau contrepoint à la violence générale de l'album, et se risque à offrir un cadeau sous la forme d'un morceau caché : l'instrumental jubilatoire « Endless, Nameless », sept minutes de vacarme électrique tranchant radicalement avec le reste de l'album grâce à leur côté improvisé et l'absence de tentative de séduction par la mélodie. Soit peut-être le véritable visage que le groupe s'ingéniait jusqu'alors à cacher.