Embringués dans un défi de sortir cinq albums pour cette même année 2017, c'est via une annonce qui a mise une semaine entière à remonter et émerger de la pollution des flux entoilés jusqu'à ma curiosité, que la quatrième livrée des australiens s'installe douillettement au pied de notre sapin.
Et quel cadeau, que Polygondwanaland ! Je ne sais si c'est parce que les King Gizzard abondent en production et saoulent jusqu'à plus soif leurs maisons de disque, ou qu'ils aient un contrat envers leur label pour tant d'albums dont ils veulent se défaire le plus rapidement du monde, mais cette dernière production marquera sans doute les anales de la scène indépendante par l'originalité de sa démarche. En effet, annoncé le 14 novembre pour une publication trois jours plus tard, le groupe met à la complète disposition de tout un chacun son dernier album. C'est à dire très simplement: non seulement l'album est en téléchargement intégralement gratuit et ce sans limite de temps, mais également sans droits déposés (!) ce qui rend sa publication, son partage et son édition libre, en plus d'être encouragé par le groupe (" Ever wanted to start your own record label? GO for it! Employ your mates, press wax, pack boxes. We do not own this record. You do. Go forth, share, enjoy. ") ou déjà annoncée par certaines maisons de disque pour des pressages uniques. Foule en liesse totale et coup de publicité brillant dans cette période d'engouement général qui poursuit le groupe depuis un ou deux ans, avec la mise à disposition des masters CD et vinyles et cette démarche excentrique, venant créer un regain d'intérêt autour de leurs activités alors que cette même tendance hyper productive venait parfois à lasser ses auditeurs (dont je fais parti, je ne me le cache pas). Depuis 2014, année à laquelle mes fragiles oreilles (pourtant aguerries en matière garage) tombaient sur I'm In Your Mind Fuzz, le groupe a ainsi fait paraître pas moins de sept albums, sans pour autant délaisser les tournées à travers le monde. Si la qualité de ceux-ci a varié dans le temps, connu des hauts (avec ce Nonagon Infinity au concept vertigineux et au rythme endiablé ou le très réussi Flying Microtonal Banana qui déflore les contrées arabiques d'un rock acidulé) et des bas (le moyen Paper Maché Dream Balloon qui s'aventure dans une folk gentille et sirupeuse ou le très rock Murder of The Universe à l'image épique et fantastique mais souffrant d'un manque d'originalité musicale), leurs albums se sont néanmoins efforcés de visiter, d'expérimenter et de réinterpréter le patrimoine musical mondial et d'en déduire pour chaque production un concept unique. Grossièrement brossé, on peut trouver dans cette discographie étonnante des explorations du jazz (Sketches of Brunswick East), de la folk (Paper Maché) ou des concepts vis à vis de la forme et de la durée du support musical (Quarters avec ses quatre chansons de dix minutes et dix secondes pour créer deux quarters 40 minutes et 40 secondes - ou le concept de l'album à l'écoute infinie qui se replie sur lui-même avec Nonagon Infinity dont la lecture en boucle d'un bout à l'autre est parfaitement viable), ou encore d'une contrainte technique (la microtonalité utilisée dans Flying Microtonal Banana, donnant une sonorité atypique et orientale très pointue pour les mélomanes), ou tout simplement de leur genre hybride de prédilection qui est devenu leur marque de fabrique, à savoir un garage/rock60-70s/psychédélique louchant méchamment sur le krautrock et l'acid jazz (I'm In Your Mind Fuzz en est le parfait exemple). Alors quid de Polygondwanaland ? Quelles nouvelles contrées s'offrent à nous pour bientôt conclure ce pari audacieux ? Un album gratuit car moins inventif ou travaillé et peu propre à satisfaire un acheteur ? Une redite vers laquelle semble s'enfoncer parfois le groupe et plus généralement la scène garage indé (avec la retombée du soufflet de John Dwyer des Oh Sees et Ty Segall qui n'échappe à personne, à mon grand dam) ?

Eh bien la réponse est simple: c'est un neuf sur dix et un coup de cœur. Pourquoi ? Parce que King Gizzard nous propose une énième mais bienvenue déclinaison de leur talent avec un ensemble cohérent dans cet emballage réjouissant de don à leurs fans. Parce que c'est un album qui fait montre de la plus grande maitrise du groupe pour son nouveau sujet, qu'il introduit de son propre chef des boucles hypnotisantes et des effets de synthétiseur qui ne sont pas sans rappeler Vangelis (et particulièrement sa bande son spatiale de Blade Runner), sur son habituel terrain de jeu qu'est la polyrythmie embarquée au sein d'une même mélodie.
On le sait, le groupe répète et travaille énormément en studio et c'est de longs jams que naissent leurs compositions et Polygondwanaland démarre sur Crumbling Castles, jazz désillusionné aux couplets quasi grégoriens avant de laisser place à un lent crescendo rappelant inévitablement à notre bon souvenir I'm In Your Mind avant de finir dans un simili doom pas loin d'évoquer Electric Wizard. La suite accueille des guitares sèches et des accents méditerranéens, des mélodies plus douces et feutrées installant une ambiance aérienne et planante portée aux cieux dans Inner Cell par la flûte traversière de Stu MacKenzie et les synthés plus présents. Virage plus inquiétant avec le réveil du séquenceur et la hausse de ton de Loyalty avant de découvrir le rythme complexe et saccadé précédant ce bijou de refrain présent sur Horlogy. La fin de l'album voit le retour des arpèges méridionaux, puis descend plus au sud, jouant des percussions aux sonorités africaines illustrant cette recherche perpétuelle du groupe (Searching... ) et servant d'intro au final grandiose et frénétique de The Fourth Color qui n'a rien à envier aux morceaux de bravoure de King Gizzard.


Au final, si l'album apparait un brin moins posé que son prédécesseur, avec une identité moins claire, il vient pour l'instant, d'après moi, se loger aux meilleures places des productions du groupe. C'est un régal d'inspirations diverses qui viennent jouer sur les différents tableaux du groupe, oscillant entre l'expérimentation jazzy acide du groupe, sa fièvre rock et enrichir avec brio leur univers exceptionnel qui fera sans doute date ou tout du moins détonnera avec le paysage musical parfois si morne. Alors que King Gizzard semblait avoir mis sur le papier toutes les chances de leur côté avec ce dernier coup d'éclat conceptuel, Polygondwanaland est en plus une synthèse réussie d'une discographie fournie et savamment cultivée, qui évite de tomber dans l'écueil du patchwork confus, sublimée par cette intention notable et philanthropique. Chapeau bas pour un groupe qui ne cesse de surprendre et de se renouveler !


Sans raison de bouder votre plaisir, vous trouverez le téléchargement sur leur site officiel:
http://www.kinggizzardandthelizardwizard.com/

Albion
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le 21 nov. 2017

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Albion

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