On peut penser qu’un groupe qui tient le pari de sortir 5 albums en une année et qui de surcroît offre l’un des meilleurs éléments de cette série en téléchargement libre est soit un génie, soit un fou. King Gizzard & the Lizard Wizard est les deux à la fois.


Polygondwanaland semble transporter en lui les mystères des sociétés à travers les âges et les continents. Ici les pyramides égyptiennes, là le Moyen-Âge. Mais il apparaît aussi indubitablement unitaire, ce qui au final lui confère une certaine universalité. Cela s’entend d’ailleurs dans le titre de l’album, faisant référence aux polygones (figures géométriques pouvant revêtir des formes infinies) et au Gondawana, supercontinent vieux de centaines de millions d’années qui a contribué à former la Pangée, terre unique des temps immémoriaux.


La chaleur qui s’en dégage en fait un album extrêmement agréable à écouter. C’est prenant et réjouissant sans être pour autant d’un optimisme naïf. Au contraire, la lucidité et la tragédie du monde se cachent parfois sous des dehors anodins. Prenons « Crumbling Castle », par exemple. Morceau exceptionnel, digne d’être inclus au panthéon des plus belles pièces de rock de tous les temps. Que raconte ce morceau ? L’histoire d’un éclat suivi d’une déchéance, qui pourrait être la vôtre, ou celle d’une société en proie aux tourments écologiques. Jamais effondrement d’une vie et effondrement du monde n’avaient été entrelacés avec un tel génie. Stu Mackenzie le confie dans une interview : "Je ne suis pas très confiant dans le futur de l'humanité".


Le premier morceau est si puissant et présente une structure tellement élaborée qu’on croirait avoir affaire à un morceau de rock progressif occupant toute la première face d’un vinyle, comme c’était courant au début des années 1970. Pourtant, « Crumbling Castle » ne fait « que » 10 minutes 43 et laisse place au charmant « Polygondwanaland » dont le potentiel addictif est assez proche, comme ceux de « Inner Cell » ou « Tetrachromacy » un peu plus loin. La densité de ces morceaux les fait paraître eux-mêmes plus longs que leurs 3 minutes 30.


En fait, l’album est marqué sous le sceau d’un relative indifférenciation et s’écoute d’une traite. On n’en est certes pas à l’extrémité du tout aussi brillant Nonagon Infinity, paru l’année précédente, qui pouvait passer pour un seul morceau découpé comme un saucisson, mais pas loin. Les morceaux se répondent, formant un tout homogène. Cette homogénéité s’étend à la pochette, riche en formes et en couleurs, qui illustre bien la dimension cosmique et métapsychique de l’album. « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent », comme dirait l’autre.


Le groupe australien parvient à se renouveler d’album en album en conservant son style psychédélique très original. A l’inverse de ses compatriotes de Tame Impala qui ont amorcé un virage pop deux ans auparavant avec Currents, le Gizz est resté fidèle à la tradition garage, tout en faisant ça à là songer plutôt à du rock alternatif, du prog, ou encore du krautrock. Leur démarche est en cela assez proche de celle de Oh Sees, l’un des rares groupes capables de les concurrencer sur ce terrain. Le maître mot de leur approche, avant même le psychédélisme, est probablement l’expérimentation. Il n’y a qu’à voir à quoi ressemble la formation du groupe sur scène : une demi-douzaine de musiciens dont deux batteurs, des changements d’instruments récurrents, un harmonica qui se pointe ça et là, l’instant magique lorsque Stu Mackenzie saisit sa flûte…


Les refrains chatoyants se succèdent aux passages purement instrumentaux de façon imprévisible, mais la progression dans son ensemble a toutes les apparences de l’inéluctable. Qu’elle soit chantée ou non, chaque minute de cet album conserve une dimension expérimentale et introduit un élément nouveau qui semblait attendre de se manifester. On n’en a donc jamais fini d’en explorer toutes les subtilités après de nombreuses écoutes, d’autant qu’on se trouve pris dans des textures sonores d’une grande richesse, où différencier clairement ce que joue chaque instrument est déjà une réussite. En étant attentifs, vous arriverez peut-être à isoler le son de la première batterie sur votre enceinte gauche, de celui de la deuxième batterie sur votre enceinte droite !


Les percussions sont souvent nerveuses, enfiévrées, ce qui ne les empêche pas de prendre des accents tribaux. Les guitares électriques complètent à merveille la basse, sans avoir la main lourde sur les effets. La guitare acoustique scintille, la voix se déploie de façon incandescente, la flûte apporte une touche folklorique. Chacun de ces ingrédients contribue à la séduction opérée par l’album. Mais les instruments qui en donnent le supplément d’âme, si toutefois l’on peut se permettre de faire une telle distinction, sont les synthétiseurs. Ceux-ci apportent de superbes sonorités qui sonnent de façon purement… synthétique, au sens où l’entendaient les pionniers de l’usage de ces instruments. C’est-à-dire que l’on perçoit clairement les ondes, les oscillations, le son dans sa matérialité électrique. La deuxième moitié de « Deserted Dunes Welcome Weary Feet » est en cela exemplaire.


Au niveau du rythme, les revirements sont nombreux et le groupe semble avoir compris que le « 4/4 » est une norme qui n’existe que pour être transgressée. Bonne chance pour identifier les signatures rythmiques ! Et vas-y que j’accélère, que je t’aménage un pont d’hypnose lumineuse, que je te perde au tournant pour mieux te cueillir à la sortie… Les couplets de « Horology » semblent suivre le tic-tac d’une horloge et le tempo y grimpe jusqu’à un niveau que l’on est plus habitués à entendre dans la techno hardcore. La dernière « minute trente » de « Crumbling Castle » est au contraire lente à l’image de la putréfaction qu’elle incarne.


King Gizzard & the Lizard Wizard devait jouer cette année au festival We Love Green mais, coronavirus oblige, l’événement a été annulé. Vu la qualité de leurs live, décoiffants jusqu’à la furie, on espère les retrouver pour l’édition 2021. En attendant, on ne se privera pas de réécouter en boucle Oddments, Nonagon Infinity, Polygondwnaland et Flying Microtonal Banana, les meilleurs albums de l’un des groupes les plus passionnants du moment.

Kantien_Mackenzie
9

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le 10 mai 2020

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