"Mon Dieu, faut-il que je t'aime, faut-il que je t'aime, pour te dire ça..."

J'ai mis du temps à découvrir France Gall. A vrai dire, ce n'est que très récemment que j'ai compris où était mon intérêt. Mais alors, quel coup de foudre !
Alors pour les sceptiques, je vais tacher de détailler un peu ce qui fait le charme fou de cette idole.

Premièrement, mettons bien les choses au clair : Quand je dis « France Gall », je dis « France Gall pré-73 ». Là, oui et oui. Après, c'est la débandade.
J'aime chez France Gall sa tendance à se faire manipuler par des hommes plus âgés qui voient très bien comment se faire du pognon avec une fille candide au physique avantageux de poupée plastique. Et y'en a quelques uns qui y sont passés, les plus connus étant évidemment Serge Gainsbourg et le moustachu le plus cool des années 80, j'ai nommé Giorgio Moroder. Est-ce un hasard d'ailleurs si les personnalités ayant « encadré » sa carrière durant ce que j'appellerais désormais la « bonne période » ont à leur actif une production de qualité, quand en face, après 73, on a... Michel Berger ? Une nouvelle preuve des méfaits de l’exclusivité amoureuse dans les arts.

Alors, avant d'aborder les aspects liés à la musique de France Gall en elle-même, disons un mot sur ce qu'il y a autour, et qui constitue une bonne partie du charme. Ce qu'on aime dans le personnage de France, c'est le charme de l'innocence. La naïveté qui flirt à chaque instant avec le ridicule d'ailleurs qui transpire de chacune de ses chansons. A cet égard des morceaux comme « les rubans et la fleur », ou encore le terrible « La cloche » sont des exemples parfaits. Mais s'il n'y avait que cette naïveté enfantine, l'intérêt pour le personnage retomberait vite. Encore que, à ce niveau là, ce soit spectaculaire. C'est bien simple, j'ai eu beau essayer, il n'y a que chez Sheila (cf le délicieux album « Le sifflet des copains ») que j'ai pu retrouver cette philosophie des seize ans (comprenez plutôt 13, on y reviendra). D'ailleurs je suis extrêmement preneur de toute information ou tuyau dans ce domaine. [Edit : Chantal Kelly, Gillian Hills, Katty Line, Laura Ulmer, Sylvie Vartan... Autant de chanteuses ayant eu une production délicieusement 16 ans] Mais ce qui fait le vrai charme de France, et d'ailleurs puisqu'on en parlait, sa supériorité sur Sheila, c'est l'image qu'a insidieusement greffé à ce personnage candide : la perversité. On a l'exemple extrêmement connu des « Sucettes », texte volontairement chargé d'un double sens plus que sexuel (« Et lorsque le sucre d'orge […] coule dans la gorge d'Annie, elle est au paradis »), que Gainsbourg a fait chanter à France sans qu'elle la comprenne (elle s'en révoltera plus tard, ajoutant encore une couche à son personnage de blonde idiote et crédule), mais il y a aussi par exemple « Les leçons particulières, [quand le maître a vingt ans] », moins chargé sexuellement et plus explicite, mais qui d'entrée de jeu pose l'amour entre un adulte et la petite Gall, qui a alors 16 ans, sous forme de « leçons particulières » qui plus est. Encore une fois c'est quelque chose d'assez unique à l'époque. Seuls les débuts de Brigitte Bardot ressemblent un peu à ça (à ce propos voir son premier 45 tours, avec le superbe « Moi je joue »).

Pour redoubler ce personnage déjà haut en couleurs, on y ajoute ce qui est alors typique de l'époque (début 60's, autour de 65 pour être précis), ce côté idole des jeunes. Il y a toute une mouvance à l'époque jouant la dessus (cf l'edit ci-dessus). Dans le domaine de la chanson, c'est la grande époque de l'émission « Salut les copains », des scopitone (sorte de juke-box-vidéos installés dans les bars), ce sont les yéyés, en réaction au sérieux de la chanson à texte des années d'après-guerre. Non, je vous rassure, on trouve encore dans les années 60 de très grands chanteurs issus de ce que j'appelle sans véritable droit « l'école des 50's ». Pour ça voir Henri Tachan par exemple, un grand oublié que je tenterais toujours de réhabiliter, mais nous nous éloignons déjà trop. Ce qui rentre dans le sujet, c'est bien sûr Sheila, BB, les groupes de twist qui repompent tous les classiques américains en français et mettent toutes les jeunes filles en émoi (Richard Anthony, Frank Alamo, etc). C'est la glorification des seize ans. Mais avec une maturité qui aujourd'hui ne dépasse pas les treize ans. C'est dingue, on a l'impression que ça vise un public de fin de primaire début collège maximum. En témoignent des chansons comme « Oh ! Quelle famille ! », « Nounours », « Bonne nuit » (?!), la célebrissime (et goutue) « Sacré Charlemagne », qu'elle a chanté lorsque commençant à être célèbre elle a quitté la troisième, qu'elle redoublait d'ailleurs, et tant d'autres. Quand je pense que des producteurs adultes et sans doute bien pensant lui aient laissé chanter une chanson à la morale aussi immature que « Sacré Charlemagne », je suis aux anges.
Et c'est ça qui est recherché, manifestement : toucher un public de midinettes en bas âge, coconnées par leurs parents eux-même anxieux des mouvances rock voir punk qui se développent de plus en plus et qui poussent leurs enfants vers ça. Alors forcément, un autre thème récurrent de la chanson galloise (galleuse ? Gallante ?), c'est l'amour. Et autant vous dire que là, ça cartonne sévère. Les titres se bousculent et rivalisent de ridicule à qui mieux mieux, à tel point que l'on ne sait plus lesquels préférer. En vrac, parmi mes préférés : le délicieusement twistant « ça va je t'aime », les fantastiques « ne sois pas si bête » et « bébé requin », les kitschissimes « un prince charmant » et « les rubans et la fleur », l'à peine plus mature « ne dis pas aux copains », le ventadourien « la rose des vents », et en fait la moitié de sa production de l'époque. Mmmhh, délicieux. De belles histoires d'amour, qui consolent et donnent de l'espoir à ces filles que l'on imagine d'une naïveté et d'une candeur qui feraient passer Cécile de Volange pour la marquise de Merteuil. A côté de ça, des chansons du même niveau de maturité, sur d'autres sujets : contre le LSD, avec « Teenie weenie Boppie » (non mais on se demande l'expérience qu'elle devait en avoir, tiens, pas croyable), puis... Puis... Puis sur l'amour. Non, mais pas loin. La morale de « ça me fait rire » en est un exemple de premier ordre. Chaque phrase fait dresser les cheveux sur la tête tellement que pour chanter ça il faut être... Je ne trouve pas le mot. Je cite : « ça me fait rire, je suis heureuse, la vie n'est pas ce que l'on en dit, c'est beaucoup plus facile... ça me fait rire, et ça m'amuse, on se faisait des tas de soucis, fallait pas mon ami... » Et ça continue par une histoire à l'eau de rose d'une simplicité écœurante. Le tout ponctué par des éclats de rire enregistrés. Incroyable, une jouissance totale. Il n'y a que dans la « La vie est belle » de Sheila que l'on puisse trouver une maturité comparable sur la vie.

Alors, passé l'approche poïétique, passons à la musique en elle-même. Je vois d'ici les gens se dire, « Alors les chansons de France Gall, c'est du nanar musical ? » Je dis non ! Alors, plutôt, oui et non, tout ce dont on a parlé déjà flirt très souvent avec le nanar, mais la musique, en elle même, fait parfois preuve d'une étonnante qualité. Étonnante, pas tant que ça. En témoignent les personnages dont s'entoure France Gall, Gainsbourg, mais surtout, l'orchestrateur anglais Whitaker. Puis ce cher Joe Dassin qui lui écrit des chansons, et bien d'autres. En résulte en fait des accompagnements parfois complètement hors norme. C'est le cas par exemple de « bébé requin » et « ne sois pas si bête », où les timbres sont utilisés avec une science dépassant largement ce à quoi nous ont habitués les chanteurs. Dans le cas de « bébé requin », ce qui frappe bien sûr est l'utilisation des cuivres. Si on avait pas peur de l'hyperbole, on pourrait dire qu'elle se rapproche de celle qu'en fait Gustav Mahler : Une unité instrumentale percussive, de saillie (cf ses dernières symphonies). Et la phrase des cuivres qui annonce le refrain fait office de transition à merveille, annonçant du même coup le changement de ton entre la douceur du couplet et l'explosion du refrain. Pas de doute, elle affirme qu'elle EST un bébé requin, que son ventre EST blanc, et ses dents SONT nacrées (si si). Et tout le long de la chanson, ce sont changements de ton sur changements de ton, le tout traduit à merveille par une orchestration qui m'a au premier abord parue complètement extravagante (et elle l'est, je le maintiens), et qui maintenant m'apparaît comme relevant du génie, car l'extravagance pose comme un second degré, marque comme une distance avec le sérieux de France, pour un texte qui ne peut apparaître à quiconque de sensé comme quelque chose à prendre au premier degré. Non, vraiment, il y a là un génie de l'orchestration qui fait une grande partie de ma passion galleuse. On la retrouve dans « poupée de cire, poupée de son », « Toi que je veux » dans « boum boum », dans le délicieux « Ne sois pas si bête »...

« Ne sois pas si bête », que je vais choisir pour illustrer le deuxième point qui fait toute la beauté des chansons de Gall. Point que l'on retrouve dans beaucoup de ses chansons de l'époque. C'est cette faculté déjà esquissée plus haut de juxtaposer avec un effet délirant des atmosphères opposées. Ici, ça commence par les cuivres, sur un air qui fait un peu fanfare, soutenu par la rythmique qui fait preuve d'une légèreté digne de la finesse de France, et elle d'entamer son couplet avec l'assurance vocale qui la caractérise et dont je parlerais après. La transition est magnifique, sur « Il nous tient des propos, comme, ça », en séparant bien le « comme » et le « ça », chaque mot decrescendo, avec un léger break à la batterie pour amener le « comme ça » a cappella. Et là, changement total d'ambiance, on est dans le refrain, qui raconte quelque chose d'intimiste (par opposition aux couplets qui racontent quelque chose de plus général), les mots du garçon (puis de la fille), soutenus seulement par un léger tintement qui ponctue certaines syllabes, en récitatif (après Malher, toutes les comparaisons douteuses sont permises), installe le rythme, jusqu'à la reprise du couplet. Ses mélodistes et orchestrateurs ne se contentent pas seulement d'un refrain et de couplets, mais installent une vraie différence entre les deux, avec souvent une rare intelligence. Qu'on retrouve donc dans « bébé requin », dans « ça va je t'aime », dans « Toi que je veux », ou dans « nous ne sommes pas des anges »...

Pour ce qui est de la voix... Ah, je l'aime beaucoup cette voix, elle n'aurait pas pu en avoir une autre. Tellement adaptée à son personnage... Il n'y a qu'à la comparer avec ce qu'elle en a fait par la suite. En même temps, il est évident qu'elle ne pouvait pas rester avec une telle voix toute sa vie en continuant sa carrière comme elle l'a fait. Sa voix est caractéristique des yéyés féminines milieu 60's. Enfantine, assurément, peu travaillée, encore un peu brute et non adoucie par la technique vocale (qu'elle acquérira par la suite, à mon grand désespoir, cette voix vibrée qui lui va si mal). Son appareil vocal est l'exacte traduction de l'image qu'elle est sensée représenter, cette idole des jeunes. On y ajoute aussi un effet qu'elle utilise beaucoup, et qui personnellement me ravi au plus haut point, ce sont ces petits sourires qu'elle laisse passer dans sa voix. On l'entend esquisser un rire discret en chantant, c'est fantastique. Et bien sûr, le ton de la confidence qu'elle nous sert dans une chanson sur deux et qu'elle alterne avec des explosions de joie sensées représenter son âme d'enfant innocente, par opposition au ton de la confidence, qui symbolise bien souvent son « passage à « l'âge adulte » », l'abandon de ses illusions (?!), etc. Encore qu'on puisse trouver ce ton discret et chuchoté pour caractériser au contraire une sorte d’aparté qu'elle nous offre de temps à autre.

Enfin ces années 63 – 68 sont d'une telle densité de tubes pour qui aime le genre que c'en est indécent. Je voulais en faire un listing, et je me suis aperçu que c'était bien trop long. Pour peu que l'on tombe accro (et c'est risqué), il y a une veine à creuser (ah ah) assez immense, de chansons toutes plus poussées les unes que les autres, on en sort jamais. Et lorsqu'on croit avoir touché le fond (« Mes premières vraies vacances »), on tombe sur pire encore (« Nounours »), et sur pire encore (« Un prince charmant »), et sur... Ahhh !! Quel bonheur !

Un dernier mot, the last but not the least, sur sa trop méconnue période allemande. Que moi même je ne connais pas tant que ça d'ailleurs. Reste qu'elle a alors collaboré avec le grand Giorgio Moroder himself, personnage venu de je ne sais où exactement (a participé à plein de projets très différents, entre BO, pop rock, italo futuriste (« from here to eternity » <3), soupe indigeste, etc) mais sacré pionnier. On a ainsi droit a d'une part des reprises de ses succès en allemand, et alors, pour citer notre chère Hélice : « Quant à France Gall en allemand, ça crée des sensations étranges. Je l'ai écouté en boucle l'autre jour, et j'ai maintenant l'impression qu'on a traduit la Marseillaise en deutsch ». Là, rien ne vaut l'expérience propre, on s'écoute « Bébé Requin », puis « Haifischbaby » directement à la suite, on tache de conserver toute sa raison, et on se fait son avis. Personnellement, je suis ultra-fan. De plus il y a de légères différences (si si Bernard), notamment le tempo, plus rapide en allemand, la dynamique aussi, en fait le ton est très différent. J'adore les deux. Plein de reprises chouettes donc (mais on en a aussi pas mal en italien, aucune en anglais a-t-on remarqué), et quelques collaborations très fructueuses, voir à ce propos « Der Computer », « Love Lamour und Liebe », le splendide "Ein bisschen Goethe ein bisschen Bonaparte" qui traduit bien toute la tension de la réunification post 45... (Hum).
Une petite période post-67 qui ne demande qu'à être approfondie.

A mentionner enfin une très belle version japonaise de « Mon prince charmant » (http://www.youtube.com/watch?v=oZh7A3F1Qf0), aussi si quelqu'un a des informations sur l'éventuelle existence d'une pop 60's japonaise dans ce goût là, je suis extrêmement preneur.
Et une reprise assez charmante de « Poupée de cire poupée de son » par la chanteuse artificielle Hatsune Miko : http://www.youtube.com/watch?v=ExZ3lh8ahdk .
Ainsi qu'une reprise d'Attends ou vas-t-en par ce groupe que j'aime beaucoup pour leur travail avec les photographes Pierre & Gilles, dans des clips visuellement époustouflants, Mikado : http://www.youtube.com/watch?v=JgHC6JrkWYw
Version non dénuée d'intérêt, où le ton intimiste et chuchoté me plaît bien. Enfin pas de doute, on est dans les 80's.
Ce cher Bernard de Ventadour -alias bébé requin- me signale une reprise du même tube par Lio, que je n'ai pas trouvé, mais il me dit aussi que « ce n'est pas glorieux », je ne me suis donc pas plus creusé que ça.

En un mot, France Gall c'est beaucoup de choses. C'est une cristallisation de cet esprit très 63 – 67 français en chanson française, cette mentalité adolescente naïve, augmentée d'un soupçon de perversité plus ou moins dissimulé. C'est aussi de superbes chansons qui raviront tout âme au cœur pur et tendre, ou, au contraire, toute âme assez cynique et sadique. Je me classe tour à tour dans les deux, et c'est ce qui fait ma fascination pour cette musique, la possibilité (pas toujours contrôlée) de pouvoir l'écouter au premier et/ou au quinzième degré. Et enfin, n'oublions pas que musicalement, ça tient parfois vraiment la route, n'en déplaise aux anti-yéyés de tous bords.

Il est évident que la note et la critique concernent France (pré-73), et non pas l'album en question. J'ai une magnifique compilation en 3 CD de ses années Vogue, mais pas moyen de la trouver ici.

Prochaine étape de critique : Françoise Hardy !
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le 30 janv. 2013

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