Toujours se méfier des albums de Jean-Michel Jarre dont la pochette est signée Michel Granger. En général, ça annonce du bon, voire du très bon, voire du très très...
La trilogie Oxygène, Équinoxe, Chronologie, et donc Rendez-vous sont dans ce cas de figure. Que du lourd (même si les deuxième et troisième opus d'Oxygène sont plus ou moins discutables).


Rendez-Vous est même longtemps resté mon album préféré de Jarre, avant que Chronologie débarque et emporte tout sur son passage (et que, les années passant, j'affine mon oreille et révise peu à peu mon jugement). J'aimais ce dégradé de rouge sur la pochette, la poésie de cette tête de planète invitant au chuchotement intime, et puis la musique aussi, qui figure parmi les plus mythiques du compositeur. Sur les six titres qui composent le disque, quatre sortent clairement du lot (pour le meilleur comme pour le pire, on va le voir). Les deuxième, troisième, quatrième et dernier "Rendez-vous", chacun dans leur style, font de ce disque assez bref un concentré de puissance et d'efficacité électronique, aux antipodes de Zoolook qui le précède. Il en est presque le négatif : plus simple, plus direct, plus mélodique, plus pop, pratiquement dénué de tout espace expérimental.


L'album possède néanmoins des vices plus ou moins cachés. D'abord, il a probablement été composé en urgence, Jarre répondant par ce disque à la proposition de la NASA de célébrer conjointement ses 25 ans et les 150 ans de la ville de Houston par un grand concert au pied de la skyline de cette ville.
Il fallait une musique neuve pour l'événement, Jarre écrit donc ce Rendez-Vous aérien en hommage à l'aventure spatiale. Et, comme il devait aller vite, le compositeur pioche dans ses archives pour accélérer le processus. La troisième partie du "Cinquième Rendez-Vous" sort donc tout droit de Musique pour Supermarché. Plus fort encore : les "Deuxième" et "Troisième Rendez-Vous" sont des adaptations de chansons que Jarre avait écrites dans les années 70 pour... Gérard Lenorman. Respectivement, "La Belle et la Bête" et "La Mort du Cygne". A posteriori, on peut penser que ces très belles mélodies sortent gagnantes de ce tour de passe typiquement jarrien. D'abord parce qu'elles y ont gagné une postérité que Lenorman ne leur avait pas assurée. Ensuite, parce que Jarre les étoffe et leur donne une belle puissance, une évidence à la fois classique - au sens musical du terme - et électronique. Enfin, parce que ce sont les premiers morceaux de sa discographie dans lesquels se fait entendre le fameux son de la Harpe Laser, devenu le luth emblématique du musicien sur scène. Un son identifiable entre mille, peaufiné à la perfection, et aujourd'hui indissociable de l'instrument.


Et pour le reste ? C'est contrasté. Le "Premier Rendez-Vous", posé sur sa base ronflante qui contraste avec les violons aériens et l'espèce de piano électrique par-dessus, offre une entrée en douceur dans l'album, qui annonce le thème à la harpe laser du "Deuxième Rendez-Vous". Joli, mais un brin facile, sans grand intérêt intrinsèque.
Le "Cinquième Rendez-Vous" est sans doute le plus intrigant, parce qu'en apparence foutraque, découpé en trois parties sans rapport entre elles et pourtant parfaitement enchaînées. Une ouverture au son lunaire, suivie d'un petit bordel aux faux airs de musique de manège, puis la fameuse reprise de *Musique pour supermarché", entrelacs de séquences virtuoses dont JMJ a le secret. C'est un titre qu'on n'écoute pas forcément pour lui-même, surtout qu'il est coincé entre les parties 4 et 6 (on y revient tout de suite), qui n'a rien de spectaculaire (jamais joué sur scène d'ailleurs), mais qui dénote un véritable travail de composition et de mixage, le plus poussé sûrement sur cet album.


Un mot ensuite sur "Dernier rendez-vous", sixième morceau qui conclut le disque. Sous-titrée "Ron's Piece", cette pièce atypique dans le répertoire jarrien étire des nappes mélancoliques sur un rythme de battements de cœur, avant d'introduire une mélodie absolument virtuose jouée au saxophone. La musique est bouleversante en soi, et d'autant plus lorsqu'on connaît l'histoire de ce morceau. Jarre l'avait composée pour l'astronaute américain Ron McNair, qui devait l'enregistrer dans l'espace, puis le jouer en direct du ciel lors du concert de Houston. Au ciel, Ron McNair y est hélas allé, mais sans ticket retour, avec l'ensemble de l'équipage de la navette Challenger, à la suite de son explosion juste après le décollage, le 28 janvier 1986.


Cet ultime Rendez-Vous devient donc une élégie funèbre, point d'orgue majeur d'un album hélas entaché d'une production sonore un peu plate, sans grande profondeur, ce qui l'a condamné à ne pas très bien vieillir et à sonner terriblement années 80 - au moins bon sens du terme.
Et puis, bien sûr, il y a le "Quatrième Rendez-Vous". Devenu avec le temps "Rendez-Vous 4", comme on dit "Oxygène 4" ou "Équinoxe 4". Des "tubes" jarriens - et celui-ci est évidemment le plus incontournable, même s'il est devenu aujourd'hui le plus insupportable. L'hymne pop, niais, cucul la praline, la caricature du son 80's dans toute sa splendeur, l'arbre malade qui, avec le temps, a fini par cacher l'élégance et la variété de la forêt jarrienne.


Oui, l’œuvre de Jean-Michel Jarre vaut beaucoup plus, beaucoup mieux que cette rengaine connue, et souvent moquée (à raison), de tous. "Rendez-Vous 4" a contribué à asseoir son succès grand public et à le faire diffuser à la radio, l'a consacré comme idole des années 80. Le genre de renommée qui finit par peser, énorme tas de casseroles accrochées au pare-chocs d'une voiture qui mérite beaucoup mieux que d'être réduite au rôle de bagnole pour mariage à la sauce Tuche.


Hors cette ritournelle abominable (repêchée dans une poubelle par un collègue du compositeur... tout un symbole), Rendez-Vous est un album qui vaut mieux que d'être sacrifié sur l'autel des vieilles gloires passées. Il a le tort d'avoir surgi trop vite, deux ans après un Zoolook d'anthologie, et de faire croire à une régression d'inspiration chez Jean-Michel Jarre. Ce qui, à court terme, n'est pas tout à fait faux... mais pas tout à fait vrai non plus pour ce disque plus riche musicalement qu'on ne veut bien le dire aujourd'hui, en dépit de sa production technique sans relief.
Un tiraillement qui va devenir une sorte d'étrange habitude pour le musicien français, au cours des années à venir, et qui fait sa richesse autant que sa faiblesse. La marque, peut-être, des artistes qui prennent des risques ou cherchent à capter l'air du temps, sans savoir toujours trancher entre les deux, au risque de perdre un peu de leur âme. Ce qui les rend, mine de rien, fichtrement intéressants...

ElliottSyndrome
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le 18 févr. 2020

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