Un monument à la fois explosif et intimiste...

La plupart des gens des plus jeunes générations ne comprennent pas pourquoi nous plaçons Dylan au pinacle de l’histoire du Rock : des mélodies pauvres, voire inexistantes, une voix la plupart du temps insupportable, une logorrhée épuisante, sans même parler de prestations scéniques régulièrement ineptes, mais bon dieu, qu’est-ce que ce type a pu faire pour mériter tant d’amour, de fidélité, de la part d’une large majorité de rockers… il est vrai bientôt atteints par la limite d’âge ?


La plupart des gens qui n’écoutent pas de « musique de jeunes » ont protesté haut et fort lors de l’attribution du Prix Nobel de Littérature en 2016 à un simple chanteur de variétés (internationales, comme étiqueté longtemps chez les disquaires quand il en existait encore beaucoup…) : honnêtement, qu’est-ce que des textes de chansons ont à voir avec la Littérature (majuscule, SVP), celle qu’on honore et qu’on enseigne à l’école pour perpétuer ce respect des valeurs si essentielles à la préservation de notre Civilisation (majuscule, encore !) ?


On trouve ça et là quelques adeptes du hip hop qui ont pourtant saisi le lien très fort qui unit la tradition du folk singer américain, contestataire, rebelle, vagabond, des années post-seconde guerre mondiale, qui a lancé la « carrière » du jeune Robert Zimmerman au début des années 60, et certains courants du meilleur rap US actuel : au début, et au centre de tout, il y a LE VERBE, que l’on crée et que l’on manie avec soin, avec prudence parfois, et il y a LA VOIX, qui est une arme inégalable (d’ailleurs, faire taire la voix de ceux qui l’élèvent est la mission suprême de la majorité des politiciens et des puissants, aujourd’hui plus que jamais). Et ce que ces jeunes fans là d’une autre musique que celle qu’il joue ont compris, c’est l’essence même de Bob Dylan.
Dylan n’avait pas sorti un très bon album, sans même parler d’un GRAND depuis deux décennies, et honnêtement, ses récentes célébration d’une musique américaine presque « classique » nous laissaient parfaitement indifférents. Après tout, nous avions nos "Highway 61 Revisited", "Blonde on Blonde", "Blood on the Tracks", et ça suffisait bien à remplir notre vie. Et puis, voilà quelques semaines, sort ce titre stupéfiant de 17 minutes, le plus long jamais écrit par Dylan, "Murder Most Foul" : « Twas a dark day in Dallas, November '63 / A day that will live on in infamy / President Kennedy was a-ridin' high / Good day to be livin' and a good day to die / Being led to the slaughter like a sacrificial lamb / He said, "Wait a minute, boys, you know who I am?" / "Of course we do, we know who you are" / Then they blew off his head while he was still in the car / Shot down like a dog in broad daylight… » (« C'était un jour sombre à Dallas, en novembre '63 / Une journée qui restera dans l'infamie / Le président Kennedy était à la parade / Une bonne journée pour vivre et bonne journée pour mourir / Pour être conduit au massacre comme un agneau sacrificiel / Il a dit : "Attendez une minute, les mecs, vous savez qui je suis?" / "Bien sûr qu’on le sait, on sait qui vous êtes" / Puis ils lui ont explosé la tête alors qu'il était encore dans la voiture / Abattu comme un chien en plein jour… »). On a d’abord cru que Dylan nous refaisait le coup, qui marche toujours avec lui, de la protest song, prenant – un peu étrangement de notre point de vue – Kennedy comme exemple du martyr d’un système politique et économique américain profondément déviant. Et puis plus la chanson avançait, s’élargissant dans une dernière partie - sublime - comme un fleuve atteignant son delta avant de se jeter dans la mer en une étrange requête auprès d’un DJ (Wolfman Jack, pas moins) de titres de chansons qui permettrait – peut-être, mais rien n’est moins sûr – d’oublier un instant la douleur, le honte, la souffrance, on a compris que Dylan avait une autre ambition : peindre le portrait ultime de son Amérique à lui, vécue de son point de vue d’être humain « ordinaire », et en faire une sorte d’ultime aveu sur sa propre humanité, sa propre fragilité. Bouleversant. Et expliquant parfaitement l’inexplicable, le prix Nobel, pour le coup.


Mais ce que nous attendions encore moins, c’est, dans la foulée, un album comme "Rough and Rowdy Ways" : une heure dix qui ressemble à la fois à un uppercut en plein foie, et aussi à la plus douce des balades pour s’endormir définitivement du « sommeil du juste ». Un album qui balaie 99,9% de la production musicale de la décennie, qui ridiculise tous les artistes que nous aimons pourtant autant, tous genres de musiques confondus. Un album qui rejoint sur le podium la sainte trinité susnommée. La voix de Dylan, avec l’âge, est devenue belle. Les mélodies sont toujours aussi discrètes, mais sont portées cette fois avec une élégance et un… « classicisme » donc qui justifie le long travail de réapprentissage de la musique américaine auquel Dylan s’est livré ces dernières années. Quant aux mots, ils sont à la fois terribles, sublimes, et d’une simplicité désarmante : plus de métaphores, d’allégories, plus de cette virtuosité décoiffante de jeune artiste qui marquait son territoire, seulement la terrible justesse d’un poète, d’un écrivain gigantesque qui sait désormais QUOI dire, et COMMENT le dire. Des mots qu’il faut écouter avec attention – et là, la bonne compréhension de la langue anglaise est malheureusement indispensable ! – ou au contraire laisser doucement infuser en soi.


"Rough and Rowdy Ways" alterne les genres musicaux, tour à tour jazzy, country, folk, rock’n’roll, blues, sans que ça ne fasse réellement aucune différence tant tout est beau. "Rough and Rowdy Ways" a des moments forts qui électrisent ("I Contain Multitudes", fascinant, "Black Rider", menaçant…) et de magnifiques plages d’introspection à la fois drôlatiques – Dylan n’a rien perdu de son humour tordu, avec l’âge – et d’une sincérité totale ("Key West", neuf minutes parfaites…). "Rough and Rowdy Ways" est chanté magnifiquement, comme l’étaient les derniers albums de Johnny Cash sauvé par Rick Rubin, ou les derniers disques de Leonard Cohen. On y pressent donc la proximité de la mort, qui presse l’artiste à exprimer l’essentiel, sans rien renoncer à son amour de la vie.


On notera que cet ample – et explosif - panorama de l’Amérique a été réalisé à l’un des moments les plus dramatiques de son histoire, entre menaces d’extrême-droite sur la démocratie, pandémie dévastatrice et large mouvement populaire réclamant – enfin – l’égalité raciale… ce qui tendrait à confirmer que Dylan reste le trublion avisé qu’il a toujours été. On pourra, inversement, qualifier ce monument d’intimisme et de sincérité (oui, Dylan, sincère !) d’album testamentaire. Mais en fait, on s’en moque, et on a au contraire envie que Robert Zimmerman revienne encore de nombreuses années nous pondre des disques anodins et ennuyeux : c’est tout le mal qu’on lui souhaite, qu’on se souhaite, car le XXIè siècle a désespérément besoin de Bob Dylan, même s’il l’ignore.


[Critique écrite en 2020]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur : https://www.benzinemag.net/2020/07/06/bob-dylan-rough-and-rowd-ways-un-monument-inattendu-de-sincerite/

EricDebarnot
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le 5 juil. 2020

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Eric BBYoda

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