Sang froid
5.6
Sang froid

Album de Sinik (2006)

Commencer son album par une critique acerbe du rappeur américain Eminem, il fallait oser. C'est pourtant ce que fait Sinik, las des comparaisons avec le Detroiter à cause de sa couleur de peau sur son deuxième album "Sang Froid", sorti en 2006. Il serait alors facile de s'en moquer tant la comparaison ne semble pas tenir debout, mais cette attitude est plus intéressante qu'il n'y paraît.

Le premier titre "Dans le vif", porte bien son nom et décide de s'attaquer sans vergogne à des questions régulières et fainéantes de journalistes peu intéressés et mal informés, comme c'est souvent le cas dès qu'il s'agit du rap français. Chacun se fera son idée sur cette comparaison entre les deux hommes, mais le plus important se trouve du côté des médias et surtout de la manière avec laquelle ils semblent catégoriser le rappeur pour mieux l'entourer de clichés. Car si une question à propos d'une similitude avec le rappeur peroxydé semble être perpétuelle, il en est de même avec d'autres sujets tout aussi personnels pour le rappeur du 91. Ainsi Sinik va parler de sa nouvelle vie et ses changements, de son séjour en prison qui l'aura marqué et de Diam's, celle qui a fait qu'il en est là aujourd'hui et qu'il est prêt à défendre coûte que coûte.

Pour mettre en forme ce morceau, le rappeur a l'idée de jouer la carte du concept et de réaliser une sorte d'interview où chaque couplet représenterait une réponse à une question posée. Pour l'épauler, l'animateur radio Fred, à la tête notamment de l'émission "Planète Rap", qui semble-t-il était déjà une sorte de passage obligé pour chaque rappeur afin de présenter son nouveau projet. L'intéressé n'est pas n'importe qui et a vu défiler moult rappeurs dans son studio, leur assurant une bonne visibilité et une communication bien rôdée. Si le succès de cette émission est certain, c'est parce que Fred n'opère pas sur n'importe quelle radio, mais sur celle qui se dit "première sur le rap", à savoir Skyrock. C'est donc une voix familière pour des milliers d'auditeurs qui est présente dans le premier morceau de ce deuxième album, et cela semble n'avoir rien d'anodin.

Il y a d'abord l'envie de créer une sorte de complicité entre les deux hommes, de rendre cette interview crédible, comme si elle avait pu avoir lieu à la radio et non en studio. La popularité de Fred et sa manière de poser les questions font alors mouche tout de suite chez les habitués des ondes, mais cela marque aussi un grand coup de publicité pour Skyrock. Depuis ses débuts la radio a basé sa communication sur sa proximité avec le rap, comme celle qui les représente, les protège. Elle s'est toujours trouvée du bon côté, et a su en tirer les bénéfices dès qu'elle l'a pu. Avec cette incrustation dans ce morceau, ce n'est pas qu'un de ses animateurs qui est représenté, mais bien toute la radio entière pour un coup promotionnel à l'intérieur même du disque. Une manière de marquer son territoire, de montrer son support à l'artiste et à l'album et surtout de montrer au public rap qu'elle est présente partout où il s'agit de rap. Il est alors drôle de constater la position plus que douteuse de la radio aujourd'hui lorsque celle ci diffuse aisément entre un morceau rap du David Guetta et du Rihanna, se fondant de plus en plus dans la masse.

Le concept est plutôt pas mal trouvé et le morceau coule sans difficulté avec même plusieurs phases plutôt bien trouvées que ce soit pour Eminem ou pour défendre Diam's. C'est l'une des qualités du rappeur, qui peut avoir la bonne réplique au bon moment, est capable de sortir de bonnes rimes, mais est également capable du pire cliché dans celle d'après. Ce deuxième album marque une nouvelle ligne de conduite pour le rappeur ; d'un côté le rôle d'un jeune de banlieue qui ne démord pas de là où il vient, et de l'autre celui d'un artiste qui a envie de voir d'autres horizons et d'essayer autre chose. Donnant à "Sang Froid" un sentiment particulier lors de l'écoute des dix-sept titres qui le composent.

Pour revenir au sujet principal de "Dans le vif", cette envie de critiquer les médias s'explique peut être par la nouvelle visibilité du rappeur français, qui signe avec "Sang Froid" en cette année 2006, son deuxième album en major, après "La main sur le coeur" sorti un an plus tôt. Si celui-ci avait marqué les esprits avec plus de 200 000 exemplaires vendus, signe de disque de platine, sa production était marquée d'une empreinte brute et puissante, avec une once d'amateurisme, symbole de la rage de son auteur. Un an plus tard, la rage semble être toujours là, mais les productions semblent s'être assagies, lissées, sans toutefois perdre l'essence du premier opus. Aux manettes, l'équipe n'a pas tellement changée et le tandem Tefa & Masta y est toujours présent majoritairement, tout comme Entreprise.

L'influence de la même équipe derrière les instrumentaux se ressent, avec toujours ce combo piano/violon (le single "Autodestruction"), même si des variations viennent s'ajouter à ce duo d'instruments dont le rap français est friand. Un travail plus professionnel et une meilleure qualité dans la gestion des morceaux restent toutefois les plus grandes variations entre les deux albums, même s'il est à noter qu'il n'y a pas ou presque aucune prise de risque à ce niveau ci. L'influence de Warner, maison de disque de Sinik et de son label Six O Nine, dans la prise en main de l'album en est sûrement pour quelque chose.

Ces variations dans les productions amènent avec elles un son plus clair, voire plus facile d'accès, même pour un public non habitué. Ce qui va de paire avec l'arrivée de nombreux featurings qui viennent apporter chacun leur touche, certains dans un but plus précis que d'autres. Ainsi les deux chanteuses Vitaa (sur "Ne dis jamais") et Kayna Samet (sur "Rien n'a changé") apportent toutes les deux une touche féminine à ce monde masculin, et surtout le bon ingrédient pour des titres à succès. Il n'est donc pas étonnant de voir le titre "Ne dis jamais" sortir en tant que single, fait à la fois compréhensible quant à sa structure qui semble avoir été pensée dans ce but mais de l'autre difficile à supporter à l'image de la voix de Vitaa qui peut vite devenir insupportable. Il est d'ailleurs étrange de voir à quoi sont reléguées ces femmes, non pas seulement dans ces deux morceaux, mais dans la plupart des titres de rap français. Essentielles pour certains afin d'assurer un refrain, pour réaliser des choeurs ou pour un couplet, elles semblent être prises dans des stéréotypes que les rappeurs eux-mêmes se sont construits. Il n'y a qu'à voir les paroles de Vitaa et de Kayna Samet pour s'en rendre compte, comme si cela ne faisait que sonner faux, alors que cette dernière s'en sort beaucoup mieux que sa collègue et aurait mérité mieux. Fait d'autant plus incompréhensible lorsque au détour d'une rime, le rappeur dit qu'il n'y a "Toujours pas de R'N'B dans son album" (dans "Rien n'a changé"). Preuve que parfois l'auditeur peut avoir du mal à suivre l'artiste dans ses idées et là où il veut en venir.

Pour les partenaires masculins qui viennent prêter main forte à Sinik, ils s'en sortent beaucoup mieux. Tunisiano du groupe Sniper vient livrer sa version d' "Un monde meilleur" dans un duo qui marche plutôt bien et qui évite surtout de rendre le tout trop niais. Tandis que la moitié du duo NTM, Kool Shen vient apporter son flow et son sérieux sur une version remaniée de son "That's 4 my people" , sur "Si proche des miens", certainement l'un des meilleurs titres de l'album.

En solo, le rappeur des Essonne livre une performance plutôt bonne même s'il s'est calmé par rapport au précédent album où la rage était palpable. Ici, Sinik s'énerve, beaucoup, mais l'impact ne prend pas autant, comme s'il rappait avec le frein à main, s'interdisant lui même d'élever la voix plus qu'il ne le faut. Pourtant il n'abandonne pas ses morceaux de prédilection, comme sur "Sarkozik" où il arrive plutôt bien à retranscrire le monde qui l'entoure avec des mots qui touchent juste au mileu des scratchs de Tefa et Masta. Si les featurings sont les nouveaux arrivés de cet album, il en est de même des concepts au sein des morceaux. "Dans le vif" en est la preuve, mais c'est plutôt une agréable surprise de retrouver celui du titre "Mon pire ennemi", rappé judicieusement, il a le mérite d'être l'un des plus originaux de l'album. Pendant 4mn02, Sinik conte l'histoire d'une mauvaise fréquentation en ne disant aucun nom ni signe distinctif, et pour cause, cet ennemi n'est pas humain et sert à représenter le cannabis et la dépendance qu'il provoque chez le rappeur. Tout comme "Descente aux enfers" qui voit Sinik s'essayer au storytelling au sein du destin d'un père de famille, pour un résultat pas trop mauvais même si des facilités subsistent. Des idées originales encourageantes qui auraient mérité d'être accompagnées par d'autres, tant certains des dix-sept morceaux sont à la limite du cliché.

Evidemment il n'existe pas de modèle parfait d'album de rap français, mais certains exemples veulent comme montrer que des stéréotypes en revanche, il y en a à la pelle. "Sang Froid" est parfois à deux doigts de dépasser la limite, tant les archétypes des morceaux peuvent se retrouver sur plusieurs albums du genre. "Rien n'a changé" est le morceau pour dire que malgré la nouvelle vie du rappeur, il veut toujours vivre sa vie d'avant et ne pas oublier ses proches, "Précieuse", bien que plus compliqué à juger car traitant de la propre mère de l'artiste, reste un titre sur les mères qu'il est facile de retrouver maintes fois sur d'autres projets. Bien entendu, ce titre mérite le moins de s'attirer les foudres de la critique, il fait même partie des morceaux les plus touchants et personnels de l'album, mais laisse quand même voire de grosses ficelles dans la construction de l'album. Pris dans leur globalité, les morceaux, peu importe leur efficacité, permettent de voir la plus grande lacune de cet album ; Sinik se prend beaucoup trop au sérieux.

Sa rage plus apaisée par rapport au premier album et les productions plus accessibles rendent ses propos plus digestes et moins brutaux. Son flow n'étant pas déjà un des plus technique du circuit, il semble être encore plus posé qu'avant, permettant de capter chaque mot, chaque rime très facilement. Jusqu'à créer parfois un décalage entre le ton, les mots qu'il rappe et l'instrumentale. Ainsi, chaque mot de verlan est compris et non masqué, chaque mot de travers ne passe pas à la trappe et les attaques gratuites sont d'autant plus incompréhensibles. Cela ne permet surtout pas à l'auditeur de capter le moindre second degré de la part du rappeur. Chaque phrase semble balancée par le rappeur sans recul, ce qui amène parfois à des situations où le public peut se demander ce qu'il vient d'entendre et surtout pourquoi cela est-il dit de cette manière là.

Il se dégage pourtant de la performance de Sinik une envie indéniable de bien faire comme le dernier titre "Le mot de la fin" et ses nombreuses dédicaces, mais à force de trop vouloir en faire, il finit par se perdre lui-même et à tomber dans les clichés qu'il souhaite sûrement éviter. L'envie de marquer son appartenance à son quartier, à ses amis d'avant, de prouver que sa vie n'a pas changé et qu'il reste le même transpire sur tous les titres de l'album. Impossible de ne pas y faire attention, car le rappeur le fait transparaître au travers de presque tous ses morceaux. "Bonhomme" en est l'exemple le plus probant et est un cliché ambulant, même si certaines rimes restent efficaces.

Ce deuxième album du rappeur de l'Essonne reste celui qu'il a le plus vendu avec plus de 300 000 exemplaires, devenant lui aussi disque de platine. Il a permis à son auteur d'asseoir sa réputation et de montrer que désormais il fallait faire avec lui dans le monde sans pitié du rap français, malgré cet album plein de défauts mais pas dénoué d'intérêt. Un deuxième album marque toujours une étape importante et Sinik a su la franchir en choisissant l'ouverture à un plus grand public tout en restant proche de ses principes, quitte à y mettre un peu trop du sien et pas assez de nuances. Ne pouvant plus cacher son statut de personnage public, luttant pour ne pas se faire emporter par le succès, tout en continuant à développer sa carrière d'artiste, une chose est sûre, pour continuer dans le rap, il lui en faut, du sang froid.
Stijl
4
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le 21 déc. 2013

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