La sortie de Larks' Tongues in Aspic marque un brutal changement dans la carrière de King Crimson, mais aussi dans l'univers du rock progressif, puisqu'il s'agit d'une musique plus expérimentale, basée sur l'improvisation, délaissant les côtés du rock symphonique pour s'attacher vers le jazz-fusion, et penchant parfois même vers cette nouveauté qu'est le heavy metal. Et pourtant, malgré le fait que tout semble leur sourire, une nouvelle composition s'installe : Jamie Muir alors percussioniste (et non batteur), décide de quitter la troupe pour devenir moine (true story). Réduit à 4 (Robert Fripp à la guitare, John Wetton à la basse, Bill Bruford à la batterie et David Cross au violon), le groupe se retrouve embêté à la fin de cette série de live. Ils décident alors de faire leur prochain album, dénommé Starless and Bible Black (d'après un poème de Dylan Thomas : Au Bois Lacté) à partir de concerts préexistants. Les morceaux The Night Watch, Trio, Starless and Bible Black et Fracture sont repris d'un live d'Amsterdam de 1973 (bien que la partie "chanson" de The Night Watch fut réenregistré en studio) et We'll Let You Know est repris d'un concert à Glasgow (alors une impro totale). Au final, seules les deux premières pistes The Great Deceiver et Lament sont issues d'enregistrements studios. Le tout sera remixé pour réduire les bruits du public, bien que quelque fois entendus par-ci par-là.

Face à cette présentation sommaire il est justifiable de se poser la question suivante :



Un album basé uniquement sur du live, c'est pas un peu casse-gueule ?



C'est tout le but de cette critique.



  • Et on l'aura compris, le but principal de King Crimson c'est de nous étonner, de nous surprendre, et de nous rendre attentif jusqu'au bout tellement les détails peuvent prendre de l'importance... Et c'est clairement le cas avec la chanson d'introduction -The Great Deceiver- qui tient à prouver son efficacité en entament de manière immédiate un ton agressif. Pour un début c'est terriblement osé. La chanson parle de l'Église et de cette manie à vendre diverses choses à l'étiquette évangéliste (comme des cigarettes, glaces ou figurines de la Vierge Marie), un comportement incompréhensible pour ceux qui doivent vivre modestement. Une telle rythmique, un tel vacarme, semblent annoncer un album bien brutal, encore plus violent que son prédécesseur. Mais ça n’est pas le cas. On enchaîne avec une non-transition vers Lament (on ne pouvait pas dire que The Great Deceiver soit réellement terminé)

  • Lament est quant à elle une chanson terriblement calme à côté de ce qu’on vient d’assister. Et surtout maladive, avec ses paroles dépréciatives, affligeantes, déplaisantes...

  • We’ll Let You Know est une improvisation free-jazz dont je ne m’attarderai pas dessus. Elle installe une ambiance morbide et manque de punch, contrairement à ce qu’on a l’habitude. Et là c’est pas surprenant mais frustrant.

  • The Night Watch surprend par son calme inattendu (de l’album et du groupe) et par sa beauté. Malgré cette apparence paisible, c’est un récit sur la guerre de Quatre-Vingts Ans, et donc des malheurs qui vont avec…

  • Trio est aussi une belle balade à quatre (Bill Bruford est reconnu en tant que compositeur bien le fait qu’il n’ait pas joué volontairement durant cette impro : c’est pour cela qu’il en est crédité). Sa forme simple en émane toute sa beauté.

  • The Mincer est à mon sens une redite de We’ll Let You Know. Une impro peu convaincante, d’autant plus que la partie chantée à la toute fin renforce l’idée de malaise.

  • Starless and Bible Black est aussi une impro free-jazz. Juste après le pas terrible The Mincer, c’est assez peu judicieux (mais il ne faut pas oublier que le format de base est vinyl et ce morceau marque le début de la face B). Quoiqu’il en soit, il est déjà mieux construit, avec ce crescendo progressif, qui finit par une guitare au premier plan, plaintive et robuste. Pourtant c’était pas gagné, le début fait penser aux autres impros, qui étaient peu admirables.

  • Fracture, morceau final, serait grossièrement LA raison pour écouter cet album. Il est génial. Génial par son ‘’refrain’’ simple, répétitif, mais entraînant. Génial par ses solos dévastateurs. Génial surtout par son crescendo qui ne se remarque pas à première vue. Le schéma présenté (couplet 1 très doux -> refrain fort -> couplet 2 moins doux -> refrain plus fort) reste d’abord tranquille. Pendant un très long moment… On sent une montée progressive, mais elle est très lente. Les couplets, en comparaison au refrain, sont très longs. Et le refrain n’est pas si puissant que ça. Et à chaque fois qu’on en entend un, on attend une montée en puissance. Mais non, à la place, c’est une rechute toujours plus longue. Et au moment où on s’y attend le moins : Fracture explose dans un riff toujours plus puissant, dans une montée chromatique, qui bien évidemment fait monter l’attention de l’auditeur ‘’Mais qu’est-ce qui va se passer après ?’’. Le chaos. King Crimson a tout détruit sur son passage. Fracture se termine par quelques terribles notes au violon, agonique.


Avec du recul, on se rend compte que Starless and Bible Black est un album quelque peu bancal. Déjà, malgré le fait que King Crimson excelle dans l’art de la transition improbable mais logique (ce qui est le cas entre The Great Deceiver et Lament), ici le passage d’une piste à l’autre se fait avec beaucoup de mal, sachant de l’exemple donné précédemment vient du fait que ce soient les 2 seuls morceaux studios. Car le problème, c’est le live. Ces chansons n’étaient pas pensées pour être ensemble. Et ça s’entend terriblement.


Deuxième point qui me perturbe : les morceaux d’improvisations. Ceux que je dénonce sont We’ll Let You Know et The Mincer. Ces deux-là ont une ambiance assez morbide, qui fait chuter l’attention qu’on porte à l’écoute. We’ll Let You Know manque clairement d’enthousiasme contrairement à ce qu’il nous laissait sous-entendre. Pareil pour The Mincer, autant peu d’intérêt, surtout avec la partie chantée à la fin qui vient casser le morceau encore plus…


Troisièmement : on se rend compte que malgré les apparences par ces pistes d’ouverture et de fin, c’est un album plutôt calme. Les envolées puissantes se font rares. On notera l’agressif The Great Deceiver (mais au final assez peu spectaculaire), et bien évidemment Fracture dans toute sa splendeur. À ça on ajoutera la fin de Lament qui s’emballe peu et la chanson-titre, long crescendo de 9 minutes, mais qui ici manque un peu de panache. Toutefois, quelques chansons calmes sont d’un bon rafraîchissement. À commencer par ma préférée d’entre elles, The Night Watch, qui reste posée malgré une rythmique plutôt dynamique. Une force tranquille en quelque sorte. J’aimerai aussi ajouter le sous-noté Trio, que je trouve quand même vachement sympa.


Les deux points précisés proviennent du fait que si musicalement cela n’a pas l’air, mais Starless and Bible Black est une descente aux enfers progressive. Tout commence avec l’animé mais dénonceur The Great Deceiver, et tout de suite avec Lament on baisse la tension, quoique celui-ci reste assez actif pour sa fin. La suite ne sera que malaise de plus en plus ressenti (TOUS même The Night Watch qui derrière sa beauté raconte la guerre de Quatre-Vingts ans), avec pour point culminant l’étrange mais fascinant Starless and Bible Black. Quand à Fracture, il a de quoi relever l’attention de tous pour finir un album de manière ahurissante !


Mais malgré toutes ces remarques pas trop positives que je viens de faire, individuellement la plupart des morceaux sont très bons ! Que ce soit pour leur vacarme (The Great Deceiver), ou leur tranquillité étonnante (The Night Watch, Trio). Il est vrai que cet album s’apprécie plus pour sa symbolique et ses paroles que pour sa musique.

Vous voulez un dernier argument ? Fracture est le morceau studio le mieux noté de tout King Crimson, voire même de tout SC (plus maintenant lol il vient de se manger une série de mauvaise note, mais écoutez-le quand même)


Plus du Roi Cramoisi ici !

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le 12 juin 2017

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