"Freemartin (n.): a sexually imperfect, usually sterile female calf born as a twin with a male calf due to the influence of male hormones during the development in utero." (Merriam-Webster's Medical Dictionary, 2007)


Ceux qui ont pu assister à un concert de Farewell Poetry peuvent témoigner de l'ambiance envoûtante et délicieusement sombre qui y règne, savamment instaurée par Frédéric D. Oberland et Jayne Amara Ross, membres fondateurs, accompagnés de Stéphane Pigneul et plusieurs autres collaborateurs réguliers. Les courts métrages de Amara Ross apportent une touche funeste et noire qui se prête à merveille à ses poèmes et aux spirales hypnotiques des guitaristes. La réalisatrice est d'ailleurs l'auteur de plusieurs films fréquemment projetés lors de leurs concerts dont As True As Troilus et Persephone : A Soft Corpse Comfort. Quant à Oberland, son inspiration ne semble pas se tarir puisqu'on le retrouve actuellement au sein de nombreux collectifs toujours très pertinents : mentionnons — entre autres — The Rustle of the Stars en compagnie de Richard Knox, Le Réveil des Tropiques (projet qui compte également Stéphane Pigneul), ainsi que Oiseaux-Tempête (dont le premier album éponyme sort très prochainement chez Sub Rosa). Amara Ross et Oberland sont à l'origine de The Freemartin Calf, projet qui a physiquement vu le jour le mois dernier sur le label de Manchester Gizeh Records, fondé par le même Richard Knox cité plus haut. Ils ont été rejoints par le violoncelliste Gaspar Claus, proche du collectif Farewell Poetry, qu'il a pu accompagner sur scène, et également auteur d'un excellent long format sorti cette année. Alliant à la fois film expérimental et poèmes de Jayne Amara Ross, bande originale composée par Frédéric D. Oberland et Gaspar Claus, The Freemartin Calf s'annonce comme une œuvre aussi personnelle qu'ambitieuse. Si on peut très bien aborder leur travail en se contentant de la bande originale seule, il serait criminel de délaisser le film, tant les deux objets sont intimement liés.


Projet dont l'écriture a débuté en 2008, The Freemartin Calf narre la journée d'une petite fille et de sa mère, et décrit le rapport qu'ont ces personnages avec les rôles que la société leur impose, auxquels elles tentent aussi bien de se soumettre que de se soustraire. Par le biais de ces images du quotidien et des poèmes de la narratrice, seront mis en exergue tous les tiraillements intérieurs auxquels font face les deux protagonistes. Tiraillements de la mère/épouse entre la pression de cette société patriarcale, matérialisée par les tâches domestiques qu'elle effectue like a good soldier et par son engagement auprès de son mari qui revêt des allures de précipice, et cette rencontre perturbante avec le jeune homme. Tiraillements de la fille/élève à l'imagination débordante, entre son monde fictif incarné par le vieil homme, qui se retrouve aussi bien dans ses dessins que sur son chemin pour l'école, et le monde tristement réel de sa salle de classe qui vire au cauchemar.


Le film, tourné en super 8, pourrait renvoyer au cinéma amateur, mais la superbe photographie noir et blanc laisse présager tout autre, à l'image de la très belle scène d'ouverture dans le champ enneigé. On trouve ré-employés tout un arsenal d'effets qui évoquent volontiers l'atmosphère des premiers expressionnistes allemands (Murnau, Pabst, Wiene), avec notamment cette affluence particulière de jeux de lumière, comme dans la scène de l'œuf. La cinéaste se sert ainsi abondamment du clair / obscur, et de façon très réussie. En témoignent les scènes dans la chambre de la petite fille, véritable terrain de jeu entre la lumière et l'ombre, ou celle où l'enfant sort des ténèbres et franchit le seuil éblouissant de la porte d'entrée. De même, lorsque la mère parcourt de son regard les objets de l'étagère, un œilleton transcrira à la fois la trajectoire et les absences de ce regard furtif et languide. Enfin, on sent émaner de l'œuvre autant l'influence du cinéma expérimental, lorsque s'alternent les plans entre la salle de classe et le supermarché, que celle plus éthérée du free cinema, comme par cette scène de rue où la jeune fille regarde le vieil homme manger.


Si on est souvent plus habitués aux envolées post-rock de Oberland, on le retrouve ici principalement sur des compositions plus classiques (fender rhodes, piano, kalimba, harmonium, cloches) ou sur des arrangements électroniques. Sa guitare est toujours présente mais se fait plus discrète sur l'ensemble de l'album. Ses instruments habillent celui-ci d'une ambiance hivernale, celle où le vent se fait mordant et où l'on se réfugie auprès du feu pour conter des histoires aux enfants. Quant à Claus, lorsque son violoncelle ne vient colorer l'atmosphère de ses graves et y insuffler une sombre noirceur, il réchauffe nos cœurs endoloris par le froid et la mélancolie. Comme sur The Crossing II, Gutter-Plunder et On the Edge of the Great Precipice, où il est davantage mis en avant, révèle toute sa majesté, et porte ces morceaux au Panthéon des compositions au violoncelle de cette année, tant il ferait fondre toute carapace de glace. La voix de Amara Ross est à l'image de la mère dont elle exprime les pensées. Aussi douce que l'attention qu'elle porte à sa fille, mais d'une douceur empreinte d'une certaine tristesse, voire finalité. Comme si ses paroles concrétisaient la réalité à laquelle elle ne peut échapper. Et, lorsque le ton général se veut plus menaçant, sa voix se mue en incantations, le violoncelle devient plus expérimental, comme le film, où les distorsions de la musique font écho à celles de la pellicule (The Sacrifice). Rivalisant avec les quelques morceaux où le violoncelle est prédominant, The End, Credits vient clore l'album dans un final poignant, où les touches du piano parsèment la réalité des personnages tels des flocons de neige, apaisant leur âme de leur légère délicatesse.


À l'image d'un Freemartin Calf, les personnages féminins du film grandissent et évoluent dans une société qui, avant même leur naissance, ne leur laissera guère de choix, sorte de carcan ou étau dont elles voudront se défaire par la suite, en s'extirpant de ce moule par leur créativité et leur imagination. Jayne Amara Ross, Frédéric D. Oberland et Gaspar Claus ont créé une œuvre à leur image, aussi riche et variée que leurs influences respectives, qui dépasse de très loin le concept de bande originale de film et, inversement, de support visuel à une création musicale. Leur travail, très abouti, se pare alors de toute la beauté de la blancheur hivernale.


http://www.swqw.fr/chroniques/experimental-modern-classical/jayne-amara-ross,-frédéric-d.-oberland-et-gaspar-claus-the-freemartin-calf.html

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le 11 sept. 2015

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