Critique du dernier album de Bruce Springsteen

« Now get yourself a song to sing and sing it 'till you're done »
(Trouve-toi une chanson à chanter, et chante-la jusqu'à ta tâche accomplie)
Bruce Springsteen, Death to my hometown

Je ne sais pas trop pourquoi, mais c'est cette phrase qui s'est tout de suite détachée de « Wrecking Ball » (une de ces instruments de démolition comme sur l'illustration en ouverture de ce billet), le nouvel album de Bruce Springsteen.
Si vous aussi aviez ressenti un certain malaise à l'écoute de « Working on a dream » et aviez eu à vous remettre d'un léger traumatisme liée à la douloureuse « Queen of the supermarket », alors j'imagine que l'annonce d'un nouvel album (le troisième album studio en 5 ans, pour un bonhomme de 62 ans tout de même) vous a laissé un peu circonspect. En découvrant « We take care of our own » avant la sortie de l'album, ce que j'ai ressenti était un sentiment proche de ce que l'on pourrait ressentir pour un aïeul que l'on aime beaucoup, mais qui serait quand même un peu sénile : un mélange d'admiration et de tendresse mâtiné d'un certain degré de condescendance bienveillante pour quelqu'un qui a fait des choses géniales par le passé, et qui essaie de s'accrocher pour faire aussi bien, sans tout à fait y parvenir. Autant dire que ce n'est pas le meilleur des sentiments à réserver à son artiste favori. Mais, accordez-le moi, « We take care of our own » ( « Nous savons prendre soin de notre peuple ») n'est pas un chef d'œuvre. Pas la moindre once de subtilité (pourvu que l'on saisisse l'ironie volontaire du titre et des paroles) dans ce titre, que ce soit dans la thématique ou dans l'arrangement musical un tantinet lourdingue. Et puis il y avait la chanson éponyme de l'album, une chanson écrite et chantée il y a déjà quelques années en hommage au stade de football Giants Stadium dans le New Jersey juste avant sa démolition, une chanson que j'avais initialement comprise comme traitantuniquement de la destruction de ce stade (un stade mythique dans la culture populaire américaine certes, mais quand même un stade).
Et pourtant, mes réserves ne m'ont aucunement empêché d'être excitée comme une puce à l'approche de la sortie du nouvel album. Springsteen fait partie de mon quotidien en temps normal, mais j'ai atteint un nouveau stade la semaine précédent la sortie de l'album, réécoutant toute sa discographie, me délectant d'interviews et de live rares sur YouTube, dénichant des documents inédits à la bibliothèque du 11ème arrondissement, me lançant dans la traduction d'une biographie non-publiée en français. Peut-être essayai-je de me rassurer en me disant que si le pire arrivait, que si cet album me décevait, je pourrai tout du moins toujours chérir des moments de grâce musicale comme « Downbound train », « Fire » ou même « Better days ». Ce que j'essaye de dire, c'est que j'étais plus que jamais prête à utiliser mon sens critique et à ne pas laisser ma passion prendre le pas sur la raison (parce que je déteste particulièrement que l'on considère qu'en tant que « fan » je n'ai pas de point de vue objectif sur l'œuvre de Springsteen). Être « fan » n'est pas un acte passif, cela demande beaucoup de travail (je suis sûre que Bruce serait particulièrement fier d'avoir des fans si imprégnés de sa culture stakhanoviste).
Bien sûr, il a encore une fois tout déchiré. Il m'a surprise, il m'a embarquée, il a gagné haut la main. « Wrecking ball » n'a pas l'envergure de chefs d'œuvre comme « Born to run », « Born in the USA », « Nebraska » ou « The River » (la liste pourrait être longue), mais c'est tout de même du grand art. Je ne sais pas exactement en quels termes en parler. C'est de la musique avant tout, mais c'est également une création qui renferme tellement d'aspects dignes d'une étude sociologique, qui tient tellement des brèves de journaux et du scénario de film, une œuvre avec un tel degré de photogénie, que n'en parler que comme d'un album est infailliblement réducteur. C'est une véritable exploration d'un contexte social et musical, et les voix, les sons, les lieux, les visages et les odeurs que l'album laisse dans son sillage fertilisent instantanément les subconscients de ses auditeurs (pour ne plus jamais vous quitter, comme tout ce qui a trait à Bruce Springsteen).
On attaque d'emblée avec « We take care of our own ». Quelles qu'aient pu être mes réserves à l'encontre de ce titre, c'était avant que je puisse écouter ce qui venait ensuite. Il y a dans cette chanson un énergie et une urgence qui m'ont tout de suite évoqué une locomotive : c'est une chanson qui en a sous le capot, qui fend l'air au propre comme au figuré, ouvrant la voie pour les autres titres de l'album. Et puis j'ai compris. Cette chanson, ce n'est qu'une de ceswrecking ball de l'album. Elle trace une nouvelle voie, laissant une surface dégagée ouverte à tous les possibles, tout comme l'album fait un constat amer du présent en tendant vers l'avenir sans jamais faire complètement table rase du passé. Le niveau de détail dans chaque album de Springsteen ne cessera jamais de m'étonner. À la fin de « Wrecking ball », j'étais donc déjà suspendu à ses lèvres et j'écoutais l'album entier une fois, puis deux, puis trois fois à la suite. Au fur et à mesure que j'en saisissais le sens et la portée, je devais, une fois de plus, m'incliner devant le génie de son créateur.
Prise telle que je le suis dans les réalités de ma vie de parisienne, je ne m'étais pas attendue à avoir à replacer cet album dans un tel macrocosme. Je savais que cet album avait principalement pour thème les effets de la crise aux Etats-Unis. Mais d'un certaine façon cela me faisait peur : je craignais un recours au pathos, de la rancune contre le « système » et une profusion d'images religieuses. Je n'avais pas tout à fait tort (c'est que je le connais). Mais il s'avère que même cela, Springsteen le fait très bien.
Bien sûr toutes les chansons de cet album ont un rôle à jouer dans son architecture, mais il y en a qui, pour moi, comptent plus que d'autres. Je ne suis pas particulièrement réceptive à « Easy money », « Jack of all trades » ou « You've got it », par exemple. Ce que j'aime, c'est la marche funeste de « Shackled and drawn », la musique de carnaval macabre de « Death to my hometown », la fusion du gospel et du hip-hop de « Rocky ground », les morts-vivants et le folk de « We are alive », l'imagerie sombre et surréaliste de « Swallowed up (in the belly of a whale) ». Et puis il y a les chansons qui ne sont pas tout à fait nouvelles : « Wrecking ball » (dans une version apaisée qui lui fait honneur), « American Land » et la magnifiquement méandreuse « Land of hope and dreams », littéralement hantée par le fantôme de Clarence.
Il a été dit nombre de choses extrêmement intéressantes à propos de cet album, de la part du principal intéressé tout d'abord, mais également de nombreux critiques musicaux. De passage à Paris le mois dernier, Bruce a ainsi déclaré que le cœur de son œuvre a toujours été « la mesure de la distance entre le rêve américain et la réalité de la société américaine ». Que l'on soit ou non citoyen américain n'a aucune importance. Ce qui compte, c'est la distance entre les idéaux et la réalité, non seulement à l'échelle de l'individu mais également à l'échelle de la société toute entière. Il nous rappelle que le comblement de cette distance demande non seulement travail, rigueur et entraide, mais que c'est également notre devoir de citoyens. Un message qui résonne d'un écho particulier en cette année électorale américaine et française. Donc glissez le CD dans le lecteur, laissez-le vous imprégner, et appréciez la beauté de la vie : Bruce Springsteen n'est pas près de lâcher l'affaire.

Créée

le 18 mars 2012

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