Adios Bahamas
7.2
Adios Bahamas

Album de Nepal (2020)


"Guettez bien, si je té-cal pas d'Adios"



Adios Bahamas est le premier album du rappeur parisien Népal, sorti à titre posthume.


Au vu des circonstances tragiques entourant la sortie de ce premier - et dernier - album, que le rappeur a terminé peu avant sa disparition tragique en Novembre dernier, on pourrait être tenté de considérer Adios Bahamas comme l'aboutissement de la carrière de Népal sur le plan musical. Mais ce serait une erreur. Si Adios Bahamas se situe en quelque sorte dans la droite lignée des précédents EP de Népal, il n'en a pas la même couleur.


Inutile de s'attendre à un projet à l'ambiance aussi nocturne que le diptyque 444 nuits et 445ème nuit ou aussi minimaliste(/technique) que son chef d'oeuvre KKSHISENSE8. Tout juste retrouvera t-on sur les morceaux En face et Trajectoire quelques moments de kickage à l'ancienne renvoyant directement au Népal des débuts (période GrandMasterSplinter et 16pr16), malgré une ambiance sensiblement différente.


On comprend pendant l'écoute que la conception d'Adios Bahamas aura été pour Népal l'occasion d'explorer de "nouvelles" sonorités, faites de mélodies chantées déjà expérimentées auparavant sur des morceaux comme City Lights. Et à l'image de la pochette et autres visuels postés avant la sortie du projet qui voyaient le rappeur "s'effacer" derrière plusieurs nuances de blanc, Adios Bahamas est l'occasion pour Népal de draper sa voix d'autotune dont l'usage, assez déconcertant pour qui est habitué à la voix si particulière du rappeur et son talent pour le kickage, vient conférer au projet une véritable douceur qui contraste avec les thèmes abordés tout au long du projet.


Sans tomber dans la noirceur attendue, Adios Bahamas est un album profondément mélancolique : La couleur est annoncée par le titre, dans lequel le mc semble dire adieu à son rêve de mer, et se résigner à rester en surplace dans la capitale qui l'a vu naître. On retrouve des traces de cette résignation au long de ce projet, notamment dans le magnifique Trajectoire et sa fameuse phase "Au bord d'la mer, j'saurais même pas quoi y faire".


Le talent de Népal, et la raison pour laquelle il est devenu peu avant sa mort l'un de mes rappeurs préférés, réside dans la puissance de son écriture, dans sa capacité a parler de lui-même - et ce avec toute l'honnêteté, la mélancolie, le cynisme, les truculence qu'un tel exercice oblige - tout en sachant trouver une résonance chez l'auditeur. A cet art de l'introspection s'ajoutait une technicité hors pair et un usage de la métaphore qui permettait à Népal de parler de lui-même sans basculer dans la lourdeur ou risquer d'aliéner l'auditeur.


A ce titre, il est intéressant de voir que l'écriture ésotérique, technique et très référencée de 445ème nuit et KKSHISENSE8 a majoritairement laissé place des phases bien plus simples et moins portées sur une recherche de la technicité. Népal restant Népal, on retrouve néanmoins dans l'écriture d'Adios Bahamas des thématiques chères au mc : une observation détachée du monde qui l'entoure assortie de quelques questionnements métaphysiques sur la nature de ce dernier, et beaucoup d'introspection.


On retrouve même, le temps de quelques lignes, un Népal en grande forme, capable de faire ce qu'il sait faire de mieux : partir de son quotidien des plus prosaïque et parvenir à en faire émerger un tout nouvel univers grâce à ses rimes et ses productions ; sans parler de sa capacité à suggérer quelque chose de vrai, d'universel, qui le concernerait aussi bien lui que le reste des hommes, et ce sans tomber dans le truisme.



"Plus j'avance dans l'air vicié, plus mes occasions d'faire c'que je suis censé faire diminue /
Tiens-moi la main, sers la fort, on s'reverra du coté obscur de la demi-lune /
Malgré l'illusion du choix, quand ton âme sera prête, tu verras qu'y a pas deux issues"



Qu'il se questionne sur ses peurs profondes et sur les raisons qui le poussent à avancer dans un monde qui tombe en ruines dans l'Opening, cherche un moyen de sortir du "mud" qui l'entoure dans Ennemis pt 2, se questionne sur son rêve d'évasion l'espace de quelques phases de Trajectoire, ou se résigne progressivement à dire adieu à son fameux rêve de Bahamas pour s'élever du mieux qu'il peut dans son environnement dans la seconde partie du projet (et cela parmi tant d'autres choses, décortiquer ce projet ne m'intéresse pas tellement ici, je préfère vous inciter à aller l'écouter vous même) la plume du rappeur reste toujours aussi mélancolique.



C'est quoi la vie si j'peux pas aimer mes gens ? /
C'est quoi la vie si j'peux pas élever mes sens ? /
C'est quoi la vie si j'peux pas en donner un peu ? /



Mais Adios Bahamas est pourtant - et c'est plus étonnant - un album rempli d'espoir. Derrière la peinture tragique d'un homme contraint au surplace et à l'abandon de ses rêves au sein d'un monde dénué de sens apparaît progressivement une incitation à avancer malgré tout. Qu'importe que l'on soit bloqué dans notre "mud" personnel, cela ne doit pas nous empêcher de chercher à nous élever coûte que coûte, comme le fait le rappeur avec sa rime.


Comme il le dit si bien dans Daruma :



"Tu peux commencer aveugle et finir peintre"
"J'ai peint le ciel couleur lavande"



Ennemis, pt. 2



"Et pourtant, j'dois sortir du mud et m'remémorer la cause qui un jour fut commune"



ou encore Crossfader :



"J'tracerai ma route sans abuser des cartes, j'ai d'jà bien rôdé les ruses et les failles

La peur du vide peut pas creuser d'écart, maintenant on va pas s'excuser d'être là (nope)"



La direction artistique du projet contribue d'ailleurs à ce côté lumineux et "apaisé". Signalons d'ailleurs que la production, assurée par Népal sur l'ensemble du projet à l'exception d'En Face, Sundance, Là-bas, et Millionnaire, est dans l'ensemble phénoménale. Elle permet à l'album de varier les ambiances et les performances rapologiques tout en gardant une grande cohérence.


Dommage, néanmoins, que la tournant musical que représente cet album ne soit pas aussi abouti qu'il aurait pu l'être. Les morceaux, sans qu'aucun ne soit mauvais (loin de là), sont très inégaux. Difficile de mettre au même niveau les réussites que sont Daruma, Trajectoire, Sundance, Sans Voir, et Ennemis - qui en plus d'être le meilleur morceau du projet est également le plus étonnant, substituant au banger annoncé une expérience musicale atmosphérique, sublimée par les ad-libs de Di-Meh - avec le reste de l'album, composées de morceaux qui vont du correct (En Face, Là-bas, Crossfader) au "sympathique" (Lemonade, Millionnaire, Vibe). Une telle différence de niveau entre les morceaux est assez étonnante quand on connait le niveau du rappeur et que l'on sait que ses précédents projets proposaient justement des morceaux au moins tous aussi excellents les uns que les autres.


Les refrains chantés, très nombreux sur cet album, sont à double tranchant. Certes, la musicalité de ces derniers est très agréable (en particulier dans le magnifique Sundance), mais ils finissent parfois par prendre trop de place au sein d'un morceau, au détriment de couplets plus rappés dans lesquels on sent le rappeur en pleine possession de ses moyens (les morceaux Crossfader et Sans Voir sont de bons exemples).


Les featurings sont également assez décevants. Di-Meh, réduit à un refrain et des backs sur l'excellent Ennemis pt 2, est paradoxalement celui qui s'en sort le mieux puisque sa présence vocale sublime la performance de Népal. Nekfeu, de son côté, livre sur En Face un couplet qui s'il reste efficace - bien qu'inutilement technique voire carrément hors sujet par moment - n'offre rien de bien neuf dans la carrière du Fennec. 3010, qui a déjà collaboré avec Népal sur l'EP 445ème nuit le temps du magnifique morceau Jugements, lâche une performance assez agréable sur le morceau Sans Voir, bien que la construction du morceau ne parvienne pas à mettre le MC en valeur comme le morceau Jugements avait pu le faire. Sheldon, dont la voix grave - que l'on pouvait déjà entendre dans son album Lune Noire l'année dernière - étonne au premier abord, s'en sort un peu mieux malgré des lyrics un peu simplistes. Idem pour Doums qui accompagne plutôt bien son compère sur Millionnaire.


Il est également regrettable que la "simplification" de l'écriture dont j'ai parlé plus haut, bien qu'elle ne leur prive pas de leur efficacité ou leur émotion, ôte aux phases du rappeur une grande partie du mystère qui les rendaient si marquantes. Mais encore une fois, rien de bien grave, et les phases que j'ai cité tout au long de ce billet devraient suffire à vous convaincre que l'écriture d'Adios Bahamas est dans la moyenne de ce que le rappeur a pu nous offrir par le passé (et il faut de toute manière garder à l'esprit qu'elle peut se reposer sur la musicalité offerte par leur projet pour trouver sa vraie beauté).


Adios Bahamas n'est donc peut-être pas le chef d'oeuvre de Népal, mais il marque une transition intéressante dans l'univers musical du rappeur, dont on regrette qu'il n'aura, à l'avenir, malheureusement pas l'occasion de le pousser davantage suite à sa disparition tragique.



"Pleurer ça fait du bien mais ça sert à R"



REP Népal.

fruitdumepris
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le 15 janv. 2020

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فؤاد

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