ATLiens
7.9
ATLiens

Album de OutKast (1996)

3 août 1995, Madison Square Garden, New-York. Date de la deuxième cérémonie des The Source Awards, qui récompense le rap américain, organisée par le magazine du même nom. Après que la cérémonie précédente ait connu quelques soucis comme l'arrêt en plein milieu du set d'A Tribe Called Quest par Tupac, cette deuxième soirée restera encore plus dans les mémoires pour des raisons regrettables mais symptomatiques de l'époque. Alors que les californiens gangsters rappeurs Dr. Dre et Snoop Doggy Dogg sont sur scène, leur patron Marion Suge Knight en profite pour provoquer la foule ; "Si vous ne voulez pas que votre manager soit sur vos albums ou dans vos clips, venez chez Death Row". L'attaque n'est en aucun cas anodine et vise directement son homologue de la côte Est, Puff Daddy, dont l'omniprésence dans le travail de ses protégés, notamment The Notorious BIG, a été déjà critiqué. Spectacle ou véritable rivalité, ce désamour entre les deux patrons de label et entre leurs protégés ne servira qu'à renforcer l'idée d'une guerre entre les deux côtes dans l'idée populaire, faisant les choux gras des médias. Peu importe la véracité de cette histoire, cette provocation laissera des traces et entraînera des tensions électriques lors de la suite de la cérémonie, entraînant son annulation pendant quatre ans.

Bien que regrettable, ce spectacle laissera peu de place à d'autres souvenirs de cette cérémonie de 1995. Pourtant, loin de cette animosité, un jeune groupe issu du Sud venait de gagner le prix de "Meilleure révélation" et tentait timidement de se faire entendre ; "Le Sud a quelque chose à dire". Ces quelques mots en guise de discours sont de Andre Lauren Benjamin, première moitié du duo qu'il forme avec Antwan Patton. Si ces quelques mots lui tiennent à coeur, c'est que Benjamin, plus connu sous le nom d'Andre 3000, a visé dans le mille. Si les yeux ont été rivés jusqu'ici particulièrement sur les deux scènes à l'Est et à l'Ouest, ce n'est pas parce que le Sud n'avait rien à offrir, bien au contraire, mais bien parce que ses deux grandes soeurs ont tout fait pour attirer l'attention, à son grand dam.

Si New-York a toujours été sous les feux des projecteurs de part son statut de premier vivier d'artistes rap depuis le début des années '80, Los Angeles et ses quartiers comme Compton ou Long Beach ont emboîté le pas pour devenir les épicentres du mouvement entier. Avec les artistes déjà bien établis de la ville qui ne dort jamais et les gros bras de la Californie, cette effervescence ne laissait que peu de miettes aux autres scènes d'un pays aussi vaste que les Etats-Unis. Capitale de l'Etat de Georgie, Atlanta mérite pourtant que l'on s'intéresse à elle, ainsi que d'autres de ses voisines comme Memphis dans le Tennessee ou Port Arthur au Texas, qui comptent déjà en cette moitié des '90s, une scène qui mérite le coup d'oeil, avec ses propres codes, influences et sonorités.

Un artiste comme Master P, producteur, patron de label et rappeur originaire de la Nouvelle-Orléans en Louisiane, est l'exemple type du personnage qui a su sortir du lot avec de nombreux albums et productions au succès insolent dans un laps de temps plutôt court. Tandis qu'un duo comme UGK est déjà implanté dans la scène locale depuis 1987 et à l'aube 1996, compte déjà presque dix ans de carrière. Alors que des groupes comme 8Ball & MJG ou encore Goodie Mob -groupe de Cee-Lo Green- entament leur carrière en ce début de décennie. En plus d'avoir une scène locale en plein développement avec ses caractéristiques propres, et ses quelques villes importantes, le rap sudiste peut déjà compter sur des figures charismatiques et talentueuses qui le représente fièrement. Pimp C (R.I.P) et Bun B du fameux duo UGK, mais également leurs homologues de Houston au Texas, Bushwick Bill et Scarface des Geto Boys. Autre groupe d'expérience de ce rap sudiste, le trio texan est déjà dans le circuit depuis 1988 avec son premier album Making Trouble, et n'a cessé d'enchaîner les albums de qualité comme Crip! On That Other Level (1990) et We Can't Be Stopped (1991). Scarface se permet même de faire des infidélités au groupe avec ses albums solos, salués à l'époque et aujourd'hui par la critique ; Mr Scarface Is Back (1991) et The Diary (1994).

En ce milieu de décennie '90 le rap sudiste est alors plutôt bien implanté sur différents territoires et a su s'intégrer jusqu'à devenir un mouvement rentable mais aux retombées médiatiques nationales encore timides. C'est dans cette situation pour le rap sudiste qu' Andre 3000 et Antwon Patton aka Big Boi retournent en studio pour l'exercice compliqué du deuxième album. Galvanisé par le succès de leur premier essai au nom imprononçable, Southernplaylaslisticadillacmusik en 1994, de leur single "Player's ball", et leur Source Award, OutKast part avec plus de moyens de la part de leur label LaFace Records pour travailler dans les meilleures conditions possibles. Plus de moyens ne signifie pas non plus succès assuré et le duo d'Atlanta le sait bien, c'est pourquoi une remise en question sera nécessaire afin d'arriver à l'élaboration de ce deuxième album.

Le passage en Jamaîque dans le cadre d'une tournée marquera notamment beaucoup le duo et aura un impact bénéfique et libérateur sur la façon de penser leur image et leur musique. Si avec leur premier album les deux compères s'étaient déjà écartés des thèmes de la vie de gangsters et de mauvais garçons, le duo décide de ne toujours pas s'y intéresser de trop près et de plutôt développer des thématiques plus personnelles ou universelles. Du côté de leur vie privée, Andre et Antwan vont également prendre des décisions drastiques ; le premier va rompre avec sa copine du moment tandis que le second va être père pour la première fois. Les deux vont venir à un style vestimentaire et à une esthétique qui se rapprochent plus des autres artistes du milieu. Sauf peut être Andre 3000 qui commence à adopter un look excentrique, et une hygiène de vie plus saine. A leur entrée en studio en 1995, ce sont donc deux hommes nouveaux ayant pris conscience de leur talent et de leurs possibilités qui se préparent à enregistrer un nouvel album. Cette évolution dans leur style de vie et leur vision artistique resplendira à travers l'opus entier, leur permettant de se libérer encore plus des codes et de faire preuve d'originalité, ce qui deviendra leur marque de fabrique avec le temps.

Musicalement, OutKast souhaite évoluer et emmener ses inspirations musicales encore plus loin, au delà des frontières du Sud, afin de repousser les limites, imposant une véritable identité et esthétique à leur travail. Southernplaylalisticadillacmusik, rien que dans le nom, faisait référence à cet amour du Sud, à la Cadillac, voiture emblématique de ce côté des USA, ainsi qu'au funk de groupes tels que Fukadelic et Parliament. Il en est toujours question dans ce deuxième album, mais ces éléments seront portés à un niveau supérieur. Le gospel, le reggae, la soul et le jazz viendront aggrémenter cette influence, portés par un désir de rester fidèle à une certaine vision du hip-hop. Toujours aidés par le collectif Organized Noize qui avait assuré la totalité de la production sur leur premier album, Andre et Big Boi ont voulu s'essayer à la production et s'écarter de l'utilisation de samples abusive. Une évolution dans la musicalité qui va pousser le groupe à créer un concept et un univers génial non dénué de sens. OutKast a toujours eu conscience que leur position géographique ainsi que leur univers artistisque allaient les écarter des carcans du milieu, eux qui se sont appelés ainsi pour exprimer cette idée d'être rejeté et incompris du grand public ("outcast" signifie "paria"). Avec leur deuxième album, gonflés à bloc, Andre 3000 et Big Boi sont bien décidés à inverser la tendance et à placer le Sud et leur ville Atlanta sur la carte du rap américain.

Ce nouveau travail est alors baptisé ATLiens, avec un concept ambitieux et super. Quitte à être des "parias" et être invisibles aux yeux du grand public, autant y aller jusqu'au bout. Le groupe décide alors de se représenter tels des personnages venus de l'espace, venus sur Terre pour exprimer leur vision du hip-hop et leur montrer qu'ils existent bel et bien et que leur message mérite d'être entendu. Porte-manteau de "ATL'' pour l'abréviation d'Atlanta et d' "aliens", le nom de l'album marque le concept d'entrée. La pochette aux couleurs flashys montre les deux compères stylisés façon Comics qui semblent prêts à en découdre dans un nouveau monde. Un style graphique qui se retrouve dans le livret présenté telle un véritable Comics, avec des bulles, des onomatopées, des cases, et les deux rappeurs présentés tels des supers héros allant d'aventures en aventures, où chacune représente un titre de l'album. La mise en scène est calculée et montre que le groupe souhaite s'intéresser de plus près à son image et à la gérer de la meilleure des manières, en jouant toujours sur ce côté différent et à l'écart de la norme.

Une maturité se dégage de ce travail effectué sur leur image, sur le choix des sujets évoqués sur chacun des titres et de la recherche de nouveaux sons. Une maturité sans laquelle il n'aurait pas été possible de faire un travail aussi précis et original. Tout sur ATLiens est réfléchi, correspond à une ambiance et chaque son permet de faire rentrer l'auditeur dans le monde des deux rappeurs. Cet album est certainement l'un des albums les mieux produits au niveau de l'ambiance et de la recherche de sonorités nouvelles au service d'un concept. Ecouter ATLiens c'est être plongé en compagnie des deux rappeurs dans un voyage à travers l'espace, le temps, l'onirique. "E.T. (Extraterrestrial)" vous place dans la combinaison d'un astronaute, avec ses respirations profondes, son rythme lent et ses synthés et choeurs planants, vous faisant imaginer survoler la Terre, plongé dans l'infini de l'espace, Andre 3000 et Big Boi à côté de vous, volants au ralenti. Morceau que n'aurait pas boudé Alphonso Cuaron pour son film plébiscité, Gravity. Le sublime "Mainstream" commence par un plongeon dans l'eau pour enchaîner sur une guitare funky discrète avant de laisser sa place à des notes magnifiques de synthés, donnant un côté contemplatif et une mélancolie au morceau. Comme si l'auditeur venait de plonger dans l'océan pour découvrir l'Atlantide ou autre lieu sous marins imaginaire.

Malgré l'envie d'attirer les regards sur le Sud, OutKast ne va pas se contenter d'emprunter le même style que la plupart de ses homologues ; ils vont le transcender, l' amener hors des sentiers battus, briser les frontières, jusqu'à ce que la seule limite à leur musique soit leur insatiable imagination. "You may die", l'introduction de l'album, tend vers le gospel avec ses choeurs féminins, style qui s'étend sur plusieurs morceaux leur donnant un caractère très soulful, intensifiant le message et le flow des deux rappeurs et l'attention de l'auditeur. "Wheelz of Steel'' est le titre parfait dans cette frontière entre le hip-hop et les expérimentations spatiales des deux collègues. Le morceau est parcouru d'un son de synthé sur peu de notes en fond couplé à une batterie rapide qui permet à Andre et Big Boi de montrer la fluidité de leur flow avant que leur DJ ne transforme ses scratchs en véritable instrument à part entière. Ce son aigu devient alors un véritable coup de maître et pousse l'art du DJing dans une autre galaxie, donnant l'impression qu'une parole sort de ces platines. "Two dope boyz (In a Cadillac)" est le titre qui se rapproche le plus de ce que le Sud propose à l'époque autant niveau paroles que sonorités, même s'il arrive toujours à tirer son épingle du jeu et proposer quelque chose d'original et sert surtout à montrer cet amour pour leur ville et ses symboles de la part de Benjamin et Patton.

Avec ATLiens OutKast a repoussé bien des frontières. Si il a été un des premiers albums à avoir véritablement marqué les esprits en dirigeant les regards vers le Sud, l'opus a réussi à s'imposer d'abord comme un remarquable album de rap. S'imprégnant des codes et influences de leur ville, Andre 3000 et Big Boi ont su concocter un son qui sonne comme une synthèse parfaite du hip-hop et d'autres styles de musique comme la soul, le funk ou le jazz. Tournés dans près de cinq studios différents, ATLiens est un disque ambitieux qui a marqué l'entrée du duo dans la ligue des grands, pas seulement du rap américain, mais de la musique avec un grand M. Cette assurance se ressent dans des les deux singles "ATLiens" (et sa ligne de basse de feux de dieu) et "Elevator (Me & you)" (morceau sur l'accès à la célébrité), autoproduits par les deux artistes, désireux de s'essayer à la production. Sorti le 27 août 1996, l'album semble hors du temps, hors des codes de l'époque, et semble traverser les années sans être abîmé par le temps. L'écoute est simple, classieuse, sublime et l'auditeur se demande si les deux artistes d'OutKast sont bel et bien humains. Tel le monolithe noir, que l'on regarde et écoute, en transe, nous marquant à jamais et nous faisant poser des questions sur nous-même et sur notre amour pour la musique.

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le 27 févr. 2014

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Stijl

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