Blue Afternoon
7.7
Blue Afternoon

Album de Tim Buckley (1969)

La fin des années 60 a été une période prolifique pour un des plus grands talents de la folk, Tim Buckley, qui, en quelques semaines, sort deux merveilleux albums, Happy Sad, et, surtout, Blue Afternoon, tous deux marqués par une teinte folk-jazz colorée de vibraphones, de guitares, congas et autres percussions. Ces deux monuments sont sans doute les travaux les plus introspectifs et poétiques de Tim Buckley, artiste maudit s’il en est, connaissant guère peu de succès jusqu’à sa mort d'overdose en 1975, et ratant ainsi d’une année l’entrée dans le tragique mais non moins prestigieux Club des 27.

Dans Blue Afternoon, Tim Buckley nous invite dans son antre, un après-midi de novembre 1969, grisâtre et pluvieux ; de rares rayons de soleil filtrés par le carreau des fenêtres teintent une pièce à vivre enfumée d’une couleur bleutée.

On accède à cette pièce en traversant, d’abord, le couloir de Happy Time, qui plonge l’auditeur, délicatement, dans l’ambiance profonde et mélancolique de l’album. Ce titre est le plus court, et nous conduit dans les profondeurs de *Blue Afternoon *grâce à ce rythme plutôt enlevé qui édulcore des paroles pleines de spleen, grâce aussi à l’introduction de ces mélodies jazz et cette liberté dans le chant de Buckley, déjà explorées dans Happy Sad.

Bientôt, ces rythmes s’adoucissent, on commence alors à entrer, plein d’espoir, dans cette pièce à vivre, au son de la guitare de* Chase the Blues Away*. Mais rapidement, la gravité d’une basse et la voix de Tim Buckley prennent le dessus et viennent briser notre optimisme. Un blues, une tristesse, un spleen, qu’on ne parvient jamais à chasser, une résolution conduisant toujours à la tension d’un accord de 9e.

On sent alors que l’on n’entre pas dans n’importe quelle demeure. Sur I Must Have Been Blind, la puissance émotionnelle du chant de Tim Buckley s’accentue encore, avec un véritable cri du cœur empli du désespoir d’un solitaire aux amours perdus, aux échecs sentimentaux, et maudit par ce mal propre aux artistes sur le refrain « Lord I Must Have Been Blind ».

On sort dans le jardin alors, crépusculaire, une rivière y coule, The River, et l’on est alors au plus proche de la nature, au plus simple des sentiments, simple, comme une guitare acoustique, quelques cymbales et vibrations, rien d’autre, pas de fioriture. L’arrangement est fluide et lancinant, un mouvement aquatique qui englobe la voix de Buckley, modulée librement et passant par toutes sortes de registres. Seul, face à cette rivière, on ne peut que s’interroger sur soi-même, le plus honnêtement possible, le plus cyniquement aussi. Et ce mal ressort, So Lonely, cette solitude dont personne n’est au courant, pas même sa propre famille. Encore une fois, avec une guitare comme seule amie, on se décharge, par quelques secondes de fureur libre et libératrice, de cette ombre, mais rien n’y fait, « It’s so lonely ».

Rentrons. C’est l’heure du Cafe. L’heure de constater les échecs de ses sentiments, ses amours. La basse est omniprésente ici, tant dans la voix de Buckley que dans les instruments. Presque susurrée, les paroles sont l’émanation de souvenirs douloureux, l’ambiance est sombre et vaporeuse, à l’image de la pochette. Tim Buckley transmet ses sentiments. Il lui manque un être à aimer, à être aimé, la tension est musicalement créée en même temps que la solitude est évoquée, elle semble se résoudre par l’être aimé. Pourtant, la solitude revient au galop, sur le cheval du temps. « Oh, the time just slipped on by, And with the time so did our love ».

Et tout communique, on pensait, près de la rivière : “Oh, if you come to love me You would stay forever Inside my heart Inside my dreams” (The River) et ces paroles reviennent nous hanter ‘”Ah, her every move Just like a fever burning inside would not leave me” (Cafe).

On se résigne alors sur quelques notes de piano (Blue Melody), avant de fuir magistralement cette tristesse par la folie musicale, la guitare, s’en décharger par le chant libre, quelques cris, on se débarrasse de toute pression, y compris musicale, la voix est un instrument à part entière et il faut monter en puissance, dans une folie créatrice (The Train).

Disque charnière entre sa période folk et sa période free jazz, Tim Buckley présage ici la volonté de combattre son spleen par l’art, seul remède des artistes, mais sans jamais être morne ou maussade. Buckley présentait déjà une forte influence jazz dans ses enregistrements : souvent avec peu de prises, faisant la part belle à l’improvisation, l’américain repousse les limites de la folk, à la manière d’un Van Morrison sur Astral Weeks, ou encore d’un Nick Drake, en mélangeant brillamment les styles, tout en restant le plus honnête sur lui-même et sa musique.

Tevennec
9
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le 30 mai 2023

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