Blue Train
8.2
Blue Train

Album de John Coltrane (1957)

Je m'en souviens comme si c'était hier. Je m'étais retrouvé, par un heureux concours de circonstances, à un des évènements les plus hype du paradis. Le dîner de bons. Un banquet, organisé régulièrement qui regroupe tous les plus grands noms de l'histoire de la musique.
Ici, rien à voir avec le dîner de cons. Personne n'invite qui que ce soit pour se moquer, tous les individus présents sont des génies de la musique, conviés par le grand barbu en personne.


A une exception bien sûr. Moi. Probablement que ma performance endiablée au bar "Le Tout du Cru", un soir de 21 Juin n'y était pas pour rien. Cette nuit-là, j'avais fait vibrer les notes, bouger les lignes de la musique moderne, et réveillé les spectateurs endormis par des litres de calva. La foule en délire me portait en triomphe, et les douze spectateurs présents parlent encore de "concert du siècle". Les titres des journaux locaux du lendemain relataient mes prouesses, principalement pour évoquer les 4 crises cardiaques parmi mon public septuagénaire.
Tant d'inspiration et d'alcool ce soir-là, qu'on était passé de la fête de la musique à la fête de la Muse-Hic.


Toujours est-il que quelques jours après, je recevais la visite d'un étrange individu. Un hurluberlu comme disent les jeunes par là d'où je viens. Un type pas net. Pas dans le sens louche, mais dans le sens flou. Entouré d'une espèce de halo doré, ailé... Je reposais immédiatement la bouteille de pineau qui me tenait compagnie pour noyer la solitude inhérente à la vie d'artiste, cette espèce de redescente après la montée d'adrénaline et d'amour sur scène. Je me frottais les yeux. Ça piquait. D'autant qu'avec toute la lumière qu'il produisait, on aurait pu refaire le bronzage de Bernard Montiel.


Il était venu avec un message, une invitation à un banquet. Un banquet au paradis.
"Mais j'suis pas mort, que je lui ai dit.
- Ce n'est point important mon enfant, ce banquet ne s'arrête pas à cette limite, il regroupe tous les plus grands musiciens de tous les temps, réunit les âmes, les talents. Il résume tout ce que l'humanité peut produire de plus beau.
- Y'aura de l'alcool ?
- Euh... Oui.
- Banco."


Apparemment c'était pas la première édition, c'était un évènement récurrent. Et les petits nouveaux devaient produire un live devant les autres, comme une espèce de bizutage.
Stressé par l'évènement, je m'étais préparé à fond. J'étais dans les conditions optimales, je m'étais mis sur mon 28 (c'est comme sur son 31 sauf que c'était au mois de Février), j'étais prêt.


Je me suis pointé pile à l'heure à la porte du paradis. A table, on m'avait mis entre Otis Redding et Miles Davis. Je voyais du coin de l'oeil tous les gens que j'admirais à quelques mètres de moi. Chopin, en train de draguer Nina Simone et Dusty Springfield, Muddy Waters et Little Walter en train de picoler, John Lennon en train de fumer...
J'ai compris que le paradis s'affranchissait des règles pseudo-morales qu'on lui connaît. Ces gens-là, comme dirait Brel, occupé à tailler le bout de gras avec George Gershwin, n'en avaient rien à foutre. Des esprits libres.
A une table un peu à côté de moi, j'entends Bach raconter des blagues de cul. Otis m'explique que c'est habituel, qu'il en raconte tellement qu'on leur a donné un nom, les Bacchanales.


Puis est arrivé le moment fatidique. Le moment du live. Plusieurs nouveaux y sont passés, Jackson C. Frank et Townes Van Zandt venaient de faire leur entrée. Ça allait être mon tour.
C'est alors qu'il est entré. Il était en retard. Ça la foutait mal pour une première.
John Coltrane.
J'étais intronisé en même temps que John Coltrane.
Apparemment, beaucoup ne le connaissaient pas. Quelques rires moqueurs devant sa tenue, son hésitation ont émergé de l'assistance. D'autres le connaissant, comme Miles Davis ou Charles Mingus, l'ont encouragé, et ont calmé les moqueries. Comme pour y répondre, Coltrane demanda à passer avant moi pour le live. A peine arrivé, tout de suite sur le devant de la scène.


Trop content de repousser mon passage, je lui laissais ma place avec plaisir.
Saxophone en main, il s'avança sur la scène. D'abord accompagné par les musiciens de son quartet classique (Elvin Jones, Jimmy Garrison et McCoy Tyner), la puissance et la force de sa musique forcèrent l'admiration de l'audience. Tous s'arrêtèrent instantanément pour écouter cet homme, devenu un dieu en soufflant dans son instrument. Subjugués, admiratifs, ébahis. Tous les jazzmen s'incrustèrent sur scène pour produire le plus grand boeuf jamais vu. Art Blakey, Art Tatum, Chet Baker, Miles Davis, Charles Mingus, Duke Ellington... Tous. Des dizaines de musiciens. Tous plus géniaux les uns que les autres.
Tous réunis dans leur admiration d'un homme, d'un saxophoniste transcendant les limites de la musique. Pendant quelques minutes, j'assistais depuis les coulisses à un des plus beaux lives de tous les temps.
Merci John.
J'étais bien au paradis.


Reste un problème. Comment je fais pour passer derrière ça moi...

Black_Key
9
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le 5 sept. 2015

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Black_Key

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