Bookends
7.5
Bookends

Album de Simon & Garfunkel (1968)

Where have you gone, Simon and Garfunkel?

Le long de 5 albums venus au monde entre 1964 et 1970, le duo folk Simon & Garfunkel a fait un sans-faute (et bien plus encore !) dans sa courte carrière discographique. Bookends, leur quatrième album, est parfois cité comme le meilleur. Cependant, au risque d'en étonner plus d'un, j'affirmerais sans crainte que c’est leur moins bon.


Il s'agirait d'un album-concept sur la vieillesse, mais seule la face A (qui commence et s'achève par "Bookends Theme") me semble remplir ce rôle, quoique " A Hazy Shade of Winter" fasse référence au temps qui passe. Mais j'ai du mal à adhérer pleinement à cette première moitié d'album - peut-être parce que je suis encore trop jeune pour apprécier cette nostalgie des personnes âgées à sa juste valeur. Peut-être aussi qu'en cherchant à retranscrire le sentiment d'inutilité de ces personnes, les compositeurs abusent volontairement du spleen. La mélodie de "Bookends Theme" est certes jolie, mais pas non plus transcendante. En fait, j'ai l'impression que Paul Simon s'est dit : bon, faisons un album sur la vieillesse, ce sera l'occasion de créer de superbes mélodies mélancoliques, et le public adhérera forcément. Mais c'est justement ça le problème : tout semble trop calculé. Des perles comme "The Sound of Silence", "Scarborough Fair/Canticle" ou encore "A Poem on the Underground Wall" semblaient sorties de nulle part, avec des mélodies et paroles auxquelles personne d'autre n'aurait jamais pu songer, mais une chanson comme "Old Friends" ne me semble pas tellement miraculeuse. Appliquée certes, sans doute plus mélancolique que la plupart de leurs chansons, mais pas plus belle pour autant.


Le duo fait le travail proprement et sait nous toucher, mais ce n'est pas aussi authentique que ce qu'ils faisaient avant - d'ailleurs, les jeunes Paul Simon et Art Garfunkel n'ont-ils pas pris un parti pris risqué en tentant d'imaginer ce que ressent le vieil âge ? "Overs" me semble assez pauvre et peu inspirée, j'ai du mal à retenir son air malgré de nombreuses écoutes. Aussi, je me demande pourquoi Art Garfunkel ne superpose pas sa voix à celle de Simon tout au long de ce titre, cela aurait pu tout changer. "Save the Life of My Child" offre un virage réussi dans le rock psyché, mais cela ne vaut quand même pas les perles des Beatles à la même époque. "Voices of Old People" est le symbole de l'ambition conceptuelle de cet album : il s'agit de deux minutes de conversations de personnages âgées. Elle a sa raison d'être, mais ce n'est pas ça qui va le plus nous émouvoir. En fait, il n'y a que "America" que je trouve exceptionnelle sur cette première face. La mélodie est magnifique, la texture sonore est très riche, la progression réussie et les paroles superbes. Ironiquement, il n'est pas question de vieillesse mais de deux jeunes amoureux. Certes, on peut imaginer que ce sont les vieux des autres morceaux qui pensent à cela, ce qui expliquerait la mélancolie de la chanson. Finalement, je trouve que cette première face s'annonce comme un chef d'oeuvre à part entière mais s'avère un peu décevante par rapport à ce qui est annoncé, comme le medley d'Abbey Road des Beatles par exemple, et surtout décevante par rapport à la magnificence des trois premiers albums.


La face B contient cinq chansons moins nostalgiques et plus rock, avec de petites touches psyché et expérimentales. En fait, c'est un soulagement d'entendre "Fakin' It" après ce qui précède : voici une perle folk-rock dynamique comme Simon & Garfunkel savent si bien les faire. On sent sur ce morceau qu'ils ont de nouvelles ambitions pour le son, qu'ils se rapprochent du psychédélisme de l'époque et veulent être eux aussi à l'avant-garde. Ainsi, il y a au coeur de la chanson une merveilleuse séquence cinématographique où l'on entend une sonnette et des conversations de rue. L'inénarrable "Mrs Robinson" est un autre moment de bravoure, avec ses irrésistibles "titililiti ti tiliti ti tiliti" et "who oh oh". Au départ, ils ne l'avaient pas faite pour le film The Graduate, mais le réalisateur Mike Nichols l'a trouvé parfaite. Elle s'intitulait "Mrs. Roosevelt" à la base, mais Paul Simon avait déjà l'habitude de la chanter en tant que "Mrs Robinson" avant de la présenter à un Nichols éberlué, de sorte qu'on peut penser qu'il avait des idées derrière la tête. Anecdote amusante, le boxeur Joe DiMaggio s'est plaint de sa mention rhétorique incompréhensible qui figure dans la chanson ("where have you gone, Joe DiMaggio?"), avant de se rendre compte que cela lui faisait un sacré coup de pub. Par ailleurs, j'ignore si "At the Zoo" était prévue d'une manière ou d'une autre pour le film, où une scène se passe au zoo, mais elle y aurait eu sa place.


Schématiquement, si je vois la face A comme un ambition semi-album concept, je considère la face B comme une collection de chansons qui auraient pu se trouver sur The Graduate mais n'y figurent pas (à l'exception de "Mrs Robinson" dont on préférera d'ailleurs la version studio à celles du film). Mike Nichols a refusé "Overs" pour son film mais aussi "Punky's Dilemma", ce que je peux comprendre car elle ne me semble pas non plus particulièrement inspirée. "At the Zoo" et "Punky's Dilemma" ont des paroles qui se veulent drôles et vaguement philosophiques, en comparant respectivement les humains avec des animaux et des ingrédients, mais il me semble que les chansons de Simon & Garfunkel sont plus profondes et captivantes quand les paroles sont belles et mystérieuses. Bon, cela dit, je ne crache pas sur cette face B car la plupart des compositions restent excellentes. "You Don't Know Where Your Interest Lies" est convaincante avec son caractère écorché vif et ses overdubs de voix à couper le souffle sur les refrains. Mais la meilleure de toutes, à laquelle je ne préfère guère que "The Sound of Silence" et "The Boxer" dans l'oeuvre entière de Simon & Garfunkel, c'est "A Hazy Shade of Winter". Ecoutez-moi ce riff, comme il vous interpelle. Le tempo est rapide, le tempérament de cette chanson change sans arrêt comme si on survolait de beaux paysages à vive allure, les paroles nous touchent immédiatement même si on ne les comprend pas. Rares sont les chansons parvenant à être à la fois aussi péchues et aussi belles.


En résumé, cet album contient d'après moi deux chansons absolument merveilleuses ("America", "A Hazy Shade of Winter") et trois autres perles ("Fakin' It", "Mrs. Robinson", "You Don't Know Where Your Interest Lies") mais le reste n'est pas à la hauteur malgré de nombreuses bonnes idées et la beauté de certaines mélodies. Je préfère largement l'album précédent, Parsely, Sage, Rosemary and Thyme, moins ambitieux et pourtant plus abouti. J'aime également davantage Wednesday Morning, 3 A.M., d'une pureté et d'une authenticité inouïes, et Sounds of Silence qui est pratiquement aussi beau que Parsley, Sage, Rosemary and Thyme. Enfin, je trouve que Bridge Over Troubled Water surpasse aisément Bookends, en partant dans plein de directions différentes sans jamais nous perdre en cours de route. Compte tenu de certains morceaux exceptionnels, on ne peut pas dire que Bookends nous laisse sur notre faim, mais il me semble tout aussi difficile d'affirmer que c'est le meilleur album de Simon & Garfunkel.


P.S. Voici une critique élogieuse de Parsley, Sage, Rosemary and Thyme :
http://www.senscritique.com/album/Parsley_Sage_Rosemary_and_Thyme/critique/33489577

Créée

le 12 janv. 2015

Critique lue 532 fois

4 j'aime

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4

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