En 1975, Supertramp a connu son premier succès commercial et sa plus grande réussite artistique grâce à l’album Crime of the Century, sorti triomphalement l’année précédente. La maison de production demande alors au groupe de livrer vite un successeur à cet imposant chef d’œuvre du rock progressif. Dans le même temps, une blessure de Roger Hodgson à la main amène le combo à mettre fin prématurément à sa tournée. Tant pis pour les spectateurs et tant mieux pour la postérité, car cela leur permet de peaufiner Crisis? What Crisis?, ce nouvel album pour lequel l'inspiration leur faisait défaut. Lorgnant du côté de vieilles compositions qui pourraient éventuellement être retravaillées, les cinq fantassins ne se sentaient pas d'attaque pour réaliser un album-concept digne de ce nom. Finalement, ils sont parvenus à créer une œuvre bien ancrée dans leur période de gloire, qui se révèle plus que satisfaisante après qu’on s’y soit familiarisé.


Les derniers échos du gong terrifiant de « Crime of the Century » se sont évanouis dans le cosmos et une nouvelle aube apparaît. La première piste « Easy Does It » n’a pas l’ambition de nous faire décoller d’emblée, mais simplement d’introduire l’album en douceur et de reprendre les choses où elles en étaient restées. Le premier mot de l’album est « and », comme si le groupe ne nous avait jamais quittés. On peut suivre tranquillement les oiseaux dans les airs… du regard, du moins. Puis c'est fini la contemplation, place à l'emportement. La plupart des morceaux ne sont pas grandioses, mais prenants comme la houle d’une mer agité. Le refrain de « Another Man’s Woman » est ainsi une excellente prestation de la part de Rick Davies, qui nous fait sautiller dans les graves sur un rythme tendu. La musique de Supertramp ne s’adresse cependant pas qu'au cervelet, mais aussi au cerveau. Une manière moins brutale de voyager est de se promener dans différents états d’esprits. « Poor Boy », un peu déjantée avec ses gloussements dignes d’une poularde, pourrait bien être une intrusion dans la tête d’un simplet. Pour apprécier cette musique comme il se doit, il faut parfois lui donner un sens.


La quête d'une compréhension totale est vaine en raison du caractère flou que le tandem Davies/Hodgson s’applique à donner aux paroles. Ils suggèrent à quelqu'un de changer d’opinion mais on ne sait pas qui pense quoi, ils font savoir qu’ils se plaisent ici mais on ne sait pas où l’action se situe, ils aimeraient bien avoir la réponse mais on ne connaît pas la question. Quelques amorces de critique sociale assez vite estompée se terrent également dans quelques recoins de vers. Un problème crucial s’impose, que le fan honnête doit affronter avec courage : les chansons de Supertramp ne seraient-elles pas au fond de belles coquilles vides ? Par exemple, le célèbre « Ain’t Nobody But Me » est un morceau bluffant à la musicalité parfaite, en revanche on peut soupçonner Supertramp d’avoir cédé à la tentation de la rime facile avec des vers trop évidents comme « Gonna lie for you, gonna die for you ». Ce serait cependant faire injure à des paroliers doués que de réduire tous leurs efforts à de l’arnaque paralittéraire. Dans leurs textes, la rhétorique de l’introspection fait rêver autant que la poésie de la grandiloquence. L'écoute de cette litanie chantante permet de retrouver l’essence tragique de l’Art qu’incarnaient Eschyle et Sophocle, avec un imaginaire pictural puissant à la clé.


Il n’y a pas que la logique interne des différents morceaux qui tienne. Les transitions entre eux coulent de source la plupart du temps, notamment entre les deux premiers : les supers vagabonds se décident à attaquer « Sister Moonshine » avec un riff revêche qui fait office d’élément perturbateur. Dans cette chanson, ils offrent ensuite un échantillon de tout ce qu’ils savent faire de mieux. Flûte, orgue, harmonica, saxophone, guitare électrique : tous les instruments sont bienvenus pour agrémenter un morceau progressif de ritournelles riches et variées. Le couplet est d'obédience interrogative et le refrain semble fournir la réponse avant qu’un troisième passage ne vienne bousculer nos nouvelles croyances, dialectique oblige. Tout s’enchaîne inexorablement jusqu’à l’apothéose. A ce stade, on se croit embarqué vers une grande œuvre progressive, et ce n’est pas loin d’être vrai. Pour servir la double richesse instrumentale et mélodique, le travail sur les sonorités est toujours de qualité chez Supertramp. Preuve de leur capacité à chouchouter le sens auditif, vous pouvez reconnaître un jingle qu'une bonne partie de la population a incidemment entendu si vous limitez votre écoute de la réjouissante « Lady » aux deux premières secondes. Quant aux structures, elles recèlent de ponts et autres chemins de traverse tout en privilégiant globalement l’efficacité à l’incongruité. Les tenants de l'"art rock" se rendent accessibles sans tomber pour autant dans l'écueil de la soupe populaire.


Ce disque est impeccable sur toute sa durée, mais peut-il concurrencer son illustre prédécesseur ? La réponse est non. Certains passages, notamment vers la fin, ne satisfont pas entièrement un critique exigeant qui s'attend à ce que chaque titre figurant sur un album emblématique du rock progressif soit unique et génial. La ballade-rock « Just a Normal Day » est jolie sans avoir jusqu’aux vertus enchanteresses d’une chanson comme « Asylum », qui pouvait transcender l’auditeur en dépit de son apparente discrétion pour peu qu’il se donne la peine de l’écouter vraiment. Quant à « The Meaning », elle se présente sous l'habit trompeur d'une évaporée d'un genre nouveau. Elle contient en fait des ingrédients utilisés maintes fois par Supertramp : guitare cristalline, « aaah » psychédéliques, refrain répétitif qui monte en intensité, court solo de John Helliwell au saxophone et intellectualisme douteux. Cependant, la petite dernière « Two of Us » est si limpide avec ses descentes organiques et la retenue poussive de la voix de Roger Hodgson dans les aigus qu’elle peut se targuer de figurer parmi les moments inoubliables de la carrière des musiciens. Crisis? What Crisis? est un médiocre successeur de Crime of the Century, il n’en demeure pas moins un très bon disciple. Par ailleurs, la parution du grandiose Wish You Were Here de Pink Floyd, la même année, est une concurrence déloyale.


Si plusieurs morceaux de Crisis font l’effet d’une véritable claque, « A Soapbox Opera » demeure la plus difficile à encaisser. L'incroyable alchimie entre piano sévère, claviers célestes, chœurs sublimes et chant profond rapproche cette piste du stupéfiant « Fires (Which Burnt Brightly) » sur l’album Grand Hotel de Procol Harum. Notre vigilance semble y être sollicitée par l'annonce d'un danger imminent, mais elle est endormie par l'envoûtement de la perfection. C’est dans un tel morceau que pourrait se terrer le mystère de l’album - car dans un album comme celui-ci, mystère il y a. De manière générale, chaque disque a une identité qui ne commence pas par les chansons mais par ce que le public perçoit en premier, essentiellement le titre et la pochette. Or, dans les alentours du rock progressif, ces éléments entretiennent souvent un lien aussi indiscutable qu'inexplicable avec la musique. A l’instant où l’idée vint à Rick Davies de nommer cet album « Crisis? What Crisis? », aucun titre ne pouvait mieux convenir dans son esprit. Il avait l’impression d’avoir découvert quelque chose de génial, sans chercher à comprendre. Quant aux images, les plus improbables d’entre elles peuvent s’unir parfaitement à un concept vague que les musiciens illustrent sans le maîtriser. Ce peut être la première page d’un journal, une grosse vache dans un pré, un méli-mélo sur fond rouge... ou bien un type en maillot de bain sous un parasol orange, tranquillement installé dans son transat alors qu’il pleut dans le décor peu reluisant autour de lui.


Le touriste représenté sur la pochette a l'air étrangement cool, un cocktail à portée de main sur cette plage noire comme du charbon, se protégeant d’un soleil qui ne brille pas tandis que les usines de Los Angeles envoient leurs fumées toxiques dans le ciel. Une telle illustration ne se rattache pas au sens de la musique, mais contribue à lui donner un sens... qui demeure indiscernable. Une crise, mais quelle crise ? Pour comprendre l’éventuel message laissé par les choix artistiques entourant ce quatrième album, chercher une interprétation du côté du premier choc pétrolier ne serait pas insensé. Mais les impressions laissées par la musique de Supertramp sont souvent étrangères, voire extra-terrestres. Aucune explication ne peut prétendre restituer dans sa globalité l’essence profonde d’un album de la trempe de celui-là. Il faut l’écouter et se laisser aller aux sensations uniques qu’il véhicule. And only you can shape the movie that you make…

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le 11 mai 2014

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