Deliverance
7.7
Deliverance

Album de Opeth (2002)

Opeth, épisode 6A : the dark side of a band.

Ça y est, Opeth commence à être vraiment reconnu. Un an plus tôt, Blackwater Park a été encensé un peu partout dans le monde et est le premier album du groupe à avoir été distribué aux Etats-Unis. Les charts ne sont pas encore réceptifs mais le mal est fait et la graine plantée. Après une tournée mondiale en conséquence, il est temps de revenir en studio pour un nouvel album. Mais là, dilemme. Encouragé par le succès d'un disque violent et sombre, Âkerfeldt aimerait poursuivre dans cette voie et publier un disque d'une violence inouïe, mais il a déjà en tête beaucoup de matériel plus calme et lumineux. La solution est apportée par les conseils de quelques amis (membres de Katatonia par exemple) : il fera deux albums. Un diptyque, pas un double. Un peu comme Radiohead et leur Kid A / Amnesiac, mais dans un registre différent. Les deux disques, Deliverance / Damnation, sont conçus et enregistrés ensemble sous l'égide de Steven Wilson (dont le travail sera plus perceptible sur Damnation) mais Deliverance est mixé en premier et sortira quelques mois plus tôt.

Et le résultat est à la hauteur de l'ambition de notre homme, c'est peu de le dire. La tracklist est la plus aride du groupe depuis Morningrise et toutes les chansons sauf une dépassent les dix minutes, parfois assez allègrement. Pour l'aspect moins prog qu'auparavant, vous comprendrez qu'on repassera. Soit donc un condensé de death progressif au sens noble du terme d'une violence proprement inouïe. Deliverance est, et de très loin sans doute, l'album le plus brutal du groupe. Orchid ? Certes il sonne plus "cru", mais les parties acoustiques aussi et elles sont très présentes. Morningrise ? Trop mélancolique. Still Life ? Trop jazzy. Blackwater Park ? Trop cohérent.

Deliverance, comme son nom l'indique aussi, c'est un disque exutoire, une petite rupture salvatrice après un gros effort, un moyen de se défouler - avec virtuosité certes. Le son est tranchant, très clair et clinique mais aussi marque un retour déjà amorcé avec Blackwater Park a une musique plus froide, plus métallique dans ses sonorités de prédilection. Après le rouge de Still Life, après le gris incertain de Blackwater Park, l'heure est à un noir et blanc contrasté. Evidemment, il y a des moments où le groupe n'oublie pas le chemin qu'il a parcouru : des percussions sur "Wreath", un pont démentiel en chant clair sur "Deliverance" et quelques amusantes trouvailles sur "Master's Apprentices" ou "By The Pain I See in Others".

Mais la dominante est à la solennité et à un death metal lorgnant parfois sur le doom ("A Fair Judgement"), ou sur le black ("Wreath", "Deliverance"). Côté tracklist, on trouve quelques titres majeurs de la discographie du groupe, et deux autres peut-être un peu plus anecdotiques ou moins évidents. Le bref instrumental "For Absent Friends" n'est ni déplaisant, ni tout à fait mémorable, même s'il effectue une bonne transition entre la marche funéraire finale de "A Fair Judgement" et le riff rouleau compresseur de "Master's Apprentices". Quant à "By The Pain I See in Others", qui clôt l'album sur un mélange curieux de silence et d'expérimentation acoustique après dix minutes de déluge dans le plus pur style du groupe, peut-être est-ce juste que le morceau est trop démonstratif et moins dans l'évidence mélodique ou structurelle habituelle, mais malgré des dizaines d'écoutes je reste incapable de la fredonner spontanément ou de me rappeler clairement un passage. C'est néanmoins un morceau plaisant à écouter et digne du talent de musiciens des membres du groupe.

Pour ce qui est du reste, "Wreath" ouvre le disque avec style sur une batterie furieuse et des chants gutturaux qui mettront un moment à être contestés par la voix plus douce de Mikael. Morceaux complexe et à tiroirs, dans le plus pur héritage de ce que nous a offert le groupe jusqu'alors, il comporte quelques passages vraiment marquants et pave la route pour le chef d'oeuvre du disque, à savoir la chanson-titre.

Car "Deliverance" est à cet album éponyme ce que "Blackwater Park" était au sien. Un sommet de créativité et d'audace, un carrefour où se rencontrent avec succès le génie de compositeur de Âkerfeldt, le talent de musiciens de ses compagnons et une belle inspiration pour les paroles. Le texte, métaphorique à souhait, nous parle d'addiction et de lutte pour s'en départir. Les différents registres vocaux sont utilisés comme d'autant de narrateurs (la voix de la conscience, la tentation du mal, le chant sous l'emprise du stupéfiant, etc.) et la musique se fait écho de ces différents points de vue avec une variété de degrés dans la violence d'une justesse rare. Véritable récit halluciné d'un combat proprement épique et d'errances spirituelles, le morceau débouche sur un final proprement anthologique où la section rythmique fait des merveilles et démontre toute l'étendue de sa virtuosité. Peut-être la meilleure chanson du groupe avec "Blackwater Park".

Restent deux titres superbes mais profondément différents : le tout en chant clair "A Fair Judgement", qui rejoue sur une note plus funèbre et empesée que jamais la partition apaisée des joyaux de jadis ("Face of Melinda", "To Bid You Farewell"), mais qui, contexte oblige, bascule du côté obscur de la force avec un riff final digne des meilleurs groupes de doom metal. "Master's Apprentices", qui emprunte son nom à une formation psychédélique des années 60 (décidément, Mikael a l'art de la citation déguisée), déroule un riff impressionnant et un texte implacable et monocorde, pour un titre d'une efficacité depuis bien souvent confirmée en concert. Dans une de ces circonvolutions finales, le titre en arrive à faire débiter à un Âkerfeldt tout en gorge son texte quasiment a capella - à peine scandé par quelques accords plaqués. C'est suffisamment rare pour être souligné.

Album radical, première moitié d'un diptyque dont l'autre versant n'aura pratiquement rien de semblable, Deliverance est aussi le premier album d'Opeth a percer dans les charts américains, preuve que le talent paie toujours, même au service de la musique la plus agressive et la plus complexe qui soit. Sans aucun doute le disque le plus violent et le plus torturé du groupe, également un des plus techniques, Deliverance est aussi leur dernier album au noir, avant une irrépressible quête de lumière et de nouvelles sonorités. Plus qu'une délivrance, une ouverture (du noir, au monde).

Créée

le 22 juil. 2014

Critique lue 904 fois

10 j'aime

Krokodebil

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