E2‐E4
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E2‐E4

Album de Manuel Göttsching (1984)

"A game of chess is like a swordfight. You must think first, before you move."

Les échecs sont un micro-univers où tous les coups ne sont pas permis, ce qui est plutôt arrangeant pour ses joueurs : toutes les possibilités de jeu ont déjà été effectuées quelque part, ce qui les amena au cours du temps à être enregistrées dans un certain nombre d'ouvrages sur le sujet. Les limites sont donc posées. Un certain confort se dégage alors dans ce loisir à la fois simple et complexe, où tout est visible sur le plateau, mais tout reste possible dans les stratégies naissant de nos pensées.



En notation algébrique, 1.e2-e4 désigne l'ouverture la plus populaire aux échecs, lorsque le pion du roi occupe le centre du plateau. A l'époque de la création de l'oeuvre, Göttsching avait ce titre qui lui traînait en tête, la résultante d'une étonnante combinaison d'idées incluant l'avènement des ordinateurs Apple et leur programmation langagière, R2-D2 dans Star Wars, mais surtout l'intérêt du compositeur pour les échecs, lien privilégié qu'il entretenait avec son père. Ce dernier était apparemment capable de jouer à l'aveugle, sans plateau, utilisant seulement la notation algébrique pour s'y retrouver. C'est presque un affront que son fils lui fait, en choisissant comme pochette une représentation tout à fait utilisable d'un plateau d'échecs.



Enregistrée en une seule prise, l'improvisation d'une heure que constitue "E2-E4" contraste avec la rigueur mathématique des stratégies aux échecs. En apparence du moins. La liberté ne consiste pas en l'absence de règles, elle semble plutôt prendre la forme d'un voile, d'un refus plus ou moins inconscient de voir les bords du cadre qui nous enferme. Et il suffit d'une seule règle pour qu'un jeu puisse advenir, comme par exemple un groove immuable, fondé sur deux accords tout à fait basiques.



1.e2-e4 est l'ouverture de jeu la plus simple qui soit. Göttsching souhaitait à l'origine composer une musique de fond pour voyager. Quelque chose pour lui, non destiné à une utilisation commerciale. Mais ce n'est pas parce qu'un début est bien connu que la suite l'est tout autant, tout comme la destination visée ne nous renseigne pas forcément sur les chemins à emprunter pour l'atteindre. Toujours porté sur l'expérimentation, Göttsching souhaitait s'éloigner de ses guitares pour se diriger vers la musique orchestrale. Il finit par composer de la proto-techno. A croire que pour pouvoir vraiment profiter de la liberté, il semble important de ne pas s'écouter, de ne pas trop chercher à obtenir un certain résultat.



Un sentiment éthéré nous étreint, tout au long de E2-E4. Comme si la superposition des strates mélodiques cristallines, adjointe aux micro-variations bouleversant le flot, ne pouvait être qu'ingérable pour notre cerveau. Ce dernier n'a alors plus le choix que de se laisser dépasser, point de départ de la transe.

Il y a toute une différence entre perdre le contrôle et laisser quelqu'un ou quelque chose nous faire perdre le contrôle.



Certaines personnes travaillent toute la semaine en attendant ce point le vendredi soir où la musique prend le contrôle de leur corps. Où enfin on n'a plus besoin de penser avant de faire notre action. On se laisse aller, guidé par les vibrations, comme un langage au-delà des mots. Ce qui est au final l'inverse même des échecs, loisir par excellence de ceux qui pensent encore que la pensée est le chemin à prendre pour aboutir quelque part.



S'il y a quelque chose qui s'oppose radicalement à la pensée, c'est bien le mouvement. La culture de la dépense physique en boîte de nuit prit son réel essor à partir des années 80, pour aboutir à des styles musicaux tels la house ou la techno, apogée du moment où le corps se fond dans le rythme. "Ne faire plus qu'un avec le son".



C'est pourtant en 1981 qu'E2-E4 fut composée, d'abord pour l'usage personnel de son auteur, avant d'être publiée en 1984, devenant un classique des DJ sets d'alors. Göttsching ne comprit pas pourquoi des gens pouvaient danser sur son titre. Encore un élément qu'il n'avait pas prévu. L'anomalie temporelle que constitue un tel travail bouleversa également les critiques d'alors, accusant le compositeur de n'avoir "rien compris" à l'électronique d'alors.



Dire que l'on n'a rien compris à l'art, c'est presque un compliment. Cela sous-entend qu'on a refusé de se plier à ce qui existait déjà. C'est comme si Manuel Göttsching avait su sentir qu'autre chose était possible, que les règles qui constituent la structure du son n'existent que pour être bafouées. Et tout ça, sans le vouloir vraiment.



On utilise souvent le terme "visionnaire" pour décrire ces personnes qui ont eu cette intuition du futur. Comme son père, Manuel Göttsching joua sans rien voir et a composé "E2-E4" à l'aveugle. A croire qu'il est également possible de se frayer un chemin, même quand nous ne voyons rien.

Mellow-Yellow
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le 23 nov. 2022

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