East Meets East
8.4
East Meets East

Album de Nigel Kennedy et Kroke (2003)

A la croisée de l’Orient et de l’Occident, en pleine terre des Balkans, comme une mise au défi initiale, comme si la rencontre des sensibilités artistiques n’était pas assez, une volonté fascinante de tout remettre en cause dès les premiers instants, sans accorder le répit nécessaire, l’inévitable phase d’approche prudente de l’autre.
Non, rien de tel. Mais en lieu et place de la crispante découverte, un abandon à corps perdu, en terrain presque neutre sous le regard bienveillant ou médiateur de la chanteuse Natasha Atlas venue lier de sa voix l’entente naissante du grand breton et des cracoviens.
Plus de question dès lors et encore moins celle de la place de chacun, coffrage castrateur, idéal classique de l’orchestre bien rangé, bon pour l’oubli. La terre d’accueil première prend soudain la mesure de son sens tant elle se prête à l’union balbutiante de ces cultures marginales, à l’étayage de la folle harmonie, aussi naturelle en apparence qu’improbable en substance.


Harmonie qui sera seule guide à présent.
Car déjà la troupe reprend la route et on ne sera pas surpris de la trouver, alors que son chemin revisite son sol natal, en plein cœur d’une interprétation habitée de l’Ederlezi de Goran Bregovic.
Et cette route, sans fin s’étire à travers la vieille Europe et l’Asie et l’Afrique unifiées en un interminable lacet comme seules ces terres ancestrales savent en offrir aux voyageurs, patchwork divin des frontières gommées.
En fanfare évidemment car la route sans musique n’est que successions de pas les uns devant les autres, vain périple. Kroke et Kennedy propagent de concert, en un interminable mouvement, la foi qui est la leur, celle du pouvoir divin des notes à séduire les cœurs et à chambouler le tremblement quotidien de leurs palpitations, à synchroniser pour une minute magique ceux qui croiseraient les gypsies en vadrouille, à stopper net, soudain, le cours du temps, une minute de recueillement hébété face au prodige de la beauté.


Mais déjà les voilà qui repartent et déjà ils sont loin et déjà leurs silhouettes s’estompent et déjà la minute n’est plus que souvenir ému, imprimé au fer rouge dans une boite crânienne débordée des chimères du tout jeune passé, de ce violon aux cheveux étranges, hors de son temps, à sa place nulle part et partout à la fois, possédé comme seuls les fous de l’archet peuvent l’être, de son chant sans texte ni voix, de l’amour balancé là pêle-mêle au milieu des compositions du passé, faites siennes pour la cause.


Ailleurs cette fois, ça s’attroupe au son de la contrebasse qui balance le rythme vagabond du folklore déjanté. En tous sens ça chahute, place à la sarabande, à la désinvolture, à en oublier la virtuosité du violon et de l’alto qui s’échinent à peupler le chant de longues plaintes déchirantes, à n’en plus entendre que ce démon d’accordéon qui jase et déconne à sa guise, c’est la ronde, la voltige, les couleurs, les lumières, l’imaginaire.
Patatra ! Revoilà la mélancolie qui s’invite sans frapper, les yeux qui picotent, le corps qui tremble à l’unisson de cet archet brutal, fascinant, la lente complainte, le temps qui court.
Quand d’un coup d’un seul c’est l’orgie électrique qui reprend, prend le triste violon par la main, l’entraîne en goguette et qu’il badine à son tour, qu’il soit enfin le roi des badineurs.


A l’heure du recul et de l’introspection, quand finalement tout est maelström musical, il apparait, évidence jusqu’alors dissimulée sous une once d’émotion instantanée, que cette fugue immobile forme un tout absolument parfait, sans temps mort, sans anicroche que celles distillées à dessein par la bande, une ode volubile et burlesque à la spontanéité et à l’amour, un périple musical sans équivalent.


Vient enfin, l’aventure terminée, corps et esprit marqués par ce détour miraculeux où le réel n’a plus de prise, où tout s’apaise, l’instant éternel de la gratitude véritable envers l’artiste qui offre à la postérité ces bribes d’émotion brute, irremplaçables vecteurs d’évasion,
envers celle surtout qui sait entendre cet appel et en tirer la quintessence, l’irremplaçable SmileShaw, qui sait en parler avec la même émotion qui anime l’œuvre et décupler celle-ci, redonner encore encore et encore vie à l’œuvre orpheline abandonnée à l’inextricable imbroglio qu’est la scène musicale, la protéger et la chérir – du plan serré, passionnel et mouvant au grand angle apaisé mais non moins direct sur une carrière en forme de rollercoaster endiablé – et ne jamais perdre de vue qu’il y a toujours plus à vivre et surtout à partager, que la plus exquise mélodie n’est jamais que vibration hertzienne sans le cœur d’un public pour lui offrir le supplément d’âme qui fera vibrer à l’unisson quelques inconnus aux quatre coins de la planète bleue.

-IgoR-
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le 29 mars 2016

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