Ephemeral Feast
7.2
Ephemeral Feast

Album de La Jungle (2022)

Aux bordures crasseuses de l'Olympe, Dionysos a depuis longtemps posé sa grappe sur le recoin du banqué bouffi de grasses victuailles et rongé de moisissures. Nymphes, satires et farfadets lubriques ont déserté l'orgie antique, qu'aucun rire n'anime. Seul le chancre du temps est resté attablé, dévorant les chairs, suçotant les fluides. Le festin éphémère des Dieux déchus a été consommé jusqu'à la lie, et désormais vient le temps de l'extinction des feux sauvages que les hommes, cupides et aveugles, ont embrasé.

DÉGLUTITION

Telle une offrande sacramentaire adressée à une nature profanée, La Jungle défriche l'âme des temps modernes. En parfait chronos dévorant ses enfants, le duo belge se repaît de ses transes juvéniles et dîne aujourd'hui avec une fureur contenue et glacée. Il y a un an à peine, leur troisième (et excellent) album Fall of the Apex singeait avec une bonhommie déjà un peu lugubre la crise sanitaire mondiale et l'aliénation des masses. A ses débuts et sur ses deux premiers albums (l'album éponyme et II, respectivement sortis en 2015 et 2016), La Jungle dansait dans la touffeur de ses folies poétiques, naïve et tropicalement folâtre. Ces trois dernières années, un obscurcissement thématique et mélodique a opéré, qui se poursuit plus que jamais avec Ephemeral Fest.

DIGESTION

La messe organique est désormais volontiers noire et introvertie. Les paillettes du krautrock caustique d'hier ont chu mollement par terre, et c'est dénudées, fiévreuses de mort et non d'extases que les lignes instrumentales de Mathieu et Rémy déferlent jusqu'à nos pauvres faces païennes. On dévore un festin une fois de plus fort copieux, avec cette musique qui enlace toujours plus habillement l'héritage du math rock instrumental à une sorte de noise psychédélique qui vient se cambrer pour épouser les formes d'une techno minimaliste façon kraut teuton (rien que ça !);Tout un art polymorphe et accrocheur que le groupe peaufine chaque fois plus, et dont il est le fier pisteur.

RÉGURGITATION

Les victuailles ont un goût d'extinction. L'introduction Intruder sonne comme une menace intestine, et dès que la loop de guitare aliénoïde de Hollow Love se meut, on sent que la collation tourne à l'excès des sens, au pur pogrom psychique. Dans cet esprit punk étrange se débat la voix de Mathieu Flasse, plus en avant qu'auparavant. La batterie tribale de Rémy Venant s'élance. Le groove monte, le tempo s'accélère. La transe se met en branle. Rivari poursuit l'hostile bouffetance affolée, et s’enivre de l'héritage de Can et de la prégnance de Holy Fuck ! Guitares trafiquées et batteries binaires catalysent leurs agitations autour d'une hypnose rythmique intenable qui, là encore, explose exquisement au fur et à mesure qu'elle se consume. No Eyes est peut-être le titre le plus hardcore de leur répertoire, et s'ébat frénétiquement dans un onanisme auditif digne des plus grandes liturgies noise rock. Another Look To The Woman in The Gloom revient vers l'étrangeté dansante quasi-Primus qui a fait la réputation du groupe. Avec Couleur Calcium, le chant devient croassement d'Amérindien protecteur des strates terrestres, déterrant la hache de guerre afin de bousiller la trogne de l'industriel pestilentiel. Et nous, on jubile à s'en faire une crampe au risorius. Son penchant psychédélique voit le jour en De Verna, qui explore une frange carrément plus psychotrope du tribalisme, distillant dans nos gosier malmenés une décoction douce-amère, au goût pâle et revanchard. Pas de place pour l'abcès du solipsisme, ici. Après l'interlude suspendu Intron, The Lake fait monter la pâtée à peine digérée, du haut de sa classe progressive et atmosphérique. Comme une intro de techno tempérée, le titre débouche sur une ritournelle krautrock qui ménage les breaks et les effets. Enfin, VVCCLD enfonce le clou d'une longue remontée d'acide maculée de spiritualisme spasmodique. Sur près de 10 minutes (un peu comme sur The End the Score du précédent opus), le Messieurs Montois refrènent leurs furies diurnes pour laisser s'écouler leur hargne hors des bouches beuglantes, dans un flot quasi-continu de susurrements nocturnes au accents western. Flottant et mystérieux comme son nom (qui n'est pas un acronyme variant de JVCD, même s'il est belge, non j'ai dit !), VVCCLD clôture sensiblement la fin d'un banquet outrancier dont même Platon n'aurait pas voulu partager la coupette. Le titre s'étire et s'étiole sans jamais vraiment exploser, ce qui révèle d'un bel exploit car on est tout de même totalement investis et comme hypnotisés par cette mauvaise indigestion existentielle. La Jungle nous rappelle qu'il est plus dense, sombre et polymorphe qu'un simple troubadour bruyant de petit fest sauvage.

Et voilà une nouvelle mandale envoyée par deux jeunes musiciens extrêmement talentueux, qui méritent toute la tranche de gloire et de stadium-rock dont ils ne voudraient d'ailleurs probablement pas. En acceptant l'étrange et en dressant l'évocation on ne peut plus alarmante d'un ordre naturel outragé, le duo belge a réussi une fois de plus à triturer plus loin encore dans un genre si passionnant, au carrefour de la grogne psychédélique et du groove digital : le krautrock, excavé, dévoré, réifié. Au cœur d'une jungle embrasée.

FlorianSanfilippo
8

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Créée

le 25 juin 2022

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