La scène : L’ascenseur s’ouvre au premier étage. Un personnage entre, l’autre sort. Collision.

L’ange : Oh, pardon…

Le démon : Tiens, salut !

L’ange : Salut.

Le démon : Tu voulais sortir ?

L’ange : Euh, oui, enfin, j’aurais pris les escaliers. Pour l’exercice physique. J’essaie de me discipliner un peu.

Le démon : Te discipli… Toi ? (réprime un fou-rire) Mais pourquoi tu ne les as pas pris directement, d’ailleurs ?

L’ange : Cassiel a mal rangé son épée de feu, il a calciné neuf marches sous le premier étage, c’est fermé le temps des réparations.

Le démon : (appuie sur le bouton demandant le dernier étage) Hé hé, je vois le genre ! En général, je bosse plutôt à l’entresol. Mais pour rien au monde je ne me farcirais tous ces étages à pied… Oh ! (sursaute)

L’ange : Quoi ?

Le démon : Ce bruit. C’est quoi ?

L’ange : De la musique.

Le démon : (fait la moue) De la musique ? Ça ? Mouais…

L’ange : Si si. Même que c’est Mac DeMarco.

Le démon : Ah ouais, je connais. Le petit mollasson mal peigné.

L’ange : (sourire moqueur) Un artiste à l’humanité tendre. Et il a son style, mais je ne m'attendais pas à ce que ça te touche.

Le démon : Si tu le dis. En attendant, à part pour le décompte du début, on l’a pas encore entendu chanter. Il compte le faire un jour ?

L’ange : Je ne crois pas, non.

Le démon : (haussant les yeux) Tu ne crois pas ?

L’ange : Le projet est instrumental.

Le démon : Ben voyons… C’est pas ce qu’on dit quand on a pas d’inspiration, ça ?

L’ange : Il a essayé, vois-tu. Il habite la Cité des Anges et…

Le démon : (rictus) Pourquoi ça ne m’étonne pas ?

L’ange : Laisse-moi donc finir, je te prie. Il a décidé de traverser le pays et de ne pas rentrer avant d’avoir écrit un nouvel album.

Le démon : (se gratte les cornes) Ah ouais, quand même. Ce serait pas un peu extrême, comme procédé ?

L’ange : (croise les mains) Les artistes doivent maintenir un certain degré d’exigence.

Le démon : Tu veux dire comme toi avec ton footing dans les escaliers ?

L’ange : (rougissant) Je…

Le démon : Bref, moi je dis que ça sent fort le manque d’inspiration, tout ça.

L’ange : Tout dépend de comment on le perçoit. C’est un projet qui trouve sa source dans le manque d’inspiration, mais qui en fait quelque chose, paradoxalement.

Le démon : Quelque chose de peu inspiré.

L’ange : Tu n’aimes vraiment pas ? Cette petite basse feutrée, là, ça ne t’émeut pas ? Ça s’appelle Crescent City, en plus, c’est joli, comme titre, tu ne trouves pas ?

Le démon : Tu sais, si on devait juger un projet à son titre, Miley Cyrus & Her Dead Petz serait un chouette album.

L’ange : (sourire en coin) Oui, enfin, ça dépend pour qui…

Le démon : D’ailleurs, c’est quoi le titre de l’album ?

L’ange : (avec fierté) Five Easy Hot Dogs.

Le démon : Five Easy H… Quoi ? Sérieusement ?

L’ange : Oui. Il avait le titre en tête avant la musique, apparemment.

Le démon : Hum. Ça, je veux bien le croire. Mais du coup, c’est comme ça tout le temps ?

L’ange : Comme ça comment ?

Le démon : Léthargique, transparent, mou du genou et de tout le reste.

L’ange : (roule des yeux) Tu veux dire, éthéré, vaporeux et douillet ?

Le démon : Inoffensif, morne, chiant comme une pluie sans acide.

L’ange : Méditatif, naturaliste, confortable.

Le démon : Ah, pour le confort, y’a pas à dire. Reste à savoir si c’est vraiment souhaitable.

L’ange : Comme si tu étais le genre de personne à refuser au monde un peu de confort coupable…

Le démon : Dixit le mec qui s’impose deux mille marches tous les jours, juste pour le fun.

L’ange : Mais enf…

Le démon : Attends ! Attends ! C’est quoi ce son à la con ? Le clic-clic-clic relou ?

L’ange : Il me semble que ce sont des claves.

Le démon : Bah c’est bien chiant.

L’ange : Je trouve ça apaisant, personnellement. Ça s’appelle Victoria, comme la ville au Canada.

Le démon : C’est bien ce que je disais. Je déteste le tourisme. Mais bon, ça prend effectivement tout son sens, en tant que musique d’ascenseur.

L’ange : Musique d’ascenseur ? Qu’est-ce que tu en sais ? Si ça se trouve, c’est ton patron qui a décidé de nous faire une petite playlist de qualité.

Le démon : Ou le tien. Je doute que ce soit le genre de truc qui fasse vibrer mon boss… À moins que le but soit uniquement de nous faire chier… (pensif)

L’ange : Quand même, écoute ces arpèges. Il n’est pas inintéressant, comme guitariste, ce garçon.

Le démon : Certes, mais il faut aussi de bonnes chansons. Ou des chansons tout court…

L’ange : Ça change de tous les virtuoses qui sortent des albums instrumentaux pour se masturber à grande vitesse.

Le démon : Justement, on leur fait souvent le reproche que l’exécution prend le pas sur la composition. Là, c’est bien simple, il n’y a ni l’un ni l’autre. Et qu’est-ce que tu as contre la masturbation, d’ailleurs ?

L’ange : (vaguement vexé) Je te rappelle que nous sommes asexués, nous autres.

Le démon : Ah putain, oui, désolé !

L’ange : Il n’y a pas de mal.

Le démon : Oh !

L’ange : Oui ?

Le démon : C’est quoi, ce son à la con ?

L’ange : Des claves.

Le démon : Encore ? Mais pourquoi ?

L’ange : Je pense que c’est pour donner un petit côté fait maison.

Le démon : Quel intérêt, vu qu’il n’est pas à la maison, justement ? C’était pas le concept, d’ailleurs ? Elle s’appelle comment, celle-là ?

L’ange : Vancouver.

Le démon : D’accord, bon, c’est vrai qu’il est canadien, à la base. Et sinon, il est allé où ?

L’ange : Guala, Crescent City, Portland, Victoria, Vancouver, Edmonton, Chicago et Rockaway

Le démon : Okay. Combien de titres au total ?

L’ange : Quatorze.

Le démon : Tant que ça ??

L’ange : Attends, je compte. Voyons voir… Un pour Crescent City, un pour Rockaway, un pour Victoria, deux pour Portland, deux pour Guala, deux pour Chicago, deux pour Edmonton et trois pour Vancouver… Oui, c’est bien ça, quatorze.

Le démon : Et les claves, ils sont sur combien de chansons ?

L’ange : (fait mine de ne pas avoir compris la question)

Le démon : Tant que ça ????

L’ange : Euh, et bien… Ils apparaissent d’abord sur Victoria, qui est la sixième piste… Et après… euh… oui… Ils sont sur tous les morceaux jusqu’à la fin.

Le démon : Ah mais je rêv…

(un tintement indique que l’ascenseur a atteint le sommet de sa course)

Le démon : Enfin libre ! (actionne l’ouverture de porte)

La chose en uniforme : Navré, l’étage est inaccessible.

L’ange : Vraiment ? Mais pourquoi donc ?

La chose en uniforme : Il semble que Vassago ait omis de refermer la grille principale de la ménagerie. Une partie des créatures se sont échappées du sous-sol et nous sommes parvenus à les attirer jusqu’ici. À ce stade de l’opération, notre équipe a listé une manticore, trois harpies, une demi-douzaine de cocatrices, un tigre-garou et deux gorgones. On a aussi un collègue qui jure avoir croisé un Mâchecroute, mais je penche pour un Tarasque.

Le démon : Bon… Bah… On va vous laisser bosser, je crois.

L’ange : On reviendra plus tard. À titre personnel, je ne suis pas pressé. (se tourne vers le démon)

Le démon : Ah… Euh, moi non plus. Et puis, j’ai pas encore passé le certificat pour m’occuper des bestioles.

La chose en uniforme : Pensez-y, on est en sous-effectif.

Le démon : C’est ce que je vois. Bon courage ! (demande le rez-de-chaussée. L’ascenseur se referme et entame sa descente)

L’ange : Quatorze entités... Il aurait peut-être dû prendre ses vacances chez nous, Mac.

Le démon : Ouaip. D’ailleurs, on devait pas accueillir Devin Townsend pour une retraite hivernale ?

L’ange : Aucune idée. Je ne pense pas qu’il ait candidaté pour nos locaux.

Le démon : Probablement pas. Tu veux faire quoi, au final ? J’ai une heure ou deux et c’est toujours chouette de pouvoir papoter.

L’ange : Je me disais qu’on pourrait aller manger quelque chose en attendant que ça se tasse.

Le démon : Carrément, je commençais justement à avoir la dalle. Tu connais un endroit sympa ?

L’ange : (réfléchit attentivement) Je crois me souvenir qu’un nouveau stand à hot-dogs a ouvert au coin de la rue. Tsadkiel a testé, il m’en a dit beaucoup de bien et il se trouve que je lui fais confiance sur le plan culinaire.

Le démon : Ça me va. Perso, les hot-dogs, je préfère les avoir dans le ventre que dans les oreilles.

L’ange : Ha ha, pour une fois, je suis bien d’accord avec toi !

(Un cliquètement de claves indique l’arrivée de l’ascenseur. La porte s’ouvre sur le monde extérieur dont la lumière a tôt fait d’engloutir les deux compères. L’ascenseur se referme. Le silence est total.)

OrpheusJay
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le 3 mai 2023

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