Application SensCritique : Une semaine après sa sortie, on fait le point ici.

Lodger
7
Lodger

Album de David Bowie (1979)

"Sometimes I feel

The need to move on

So I pack a bag

And move on"



David Bowie, artiste protéiforme, a su faire profiter à son public de plusieurs « périodes ». L’expression n’est pas galvaudée, comme un peintre il a su décrire différents paradigmes, différentes époques : il a su tirer des portraits. Les avis divergent quant à savoir quel est l’ouvrage majeur de Bowie, son album ultime. Souvent, on en englobe trois, sa « trilogie berlinoise », constituée de Low, « Heroes » et de l’album dont on va parler aujourd’hui : Lodger. Néanmoins là, l’expression me semble galvaudée. De purement berlinois dans cette trilogie ne subsiste que « Heroes », dont nous avons déjà parlé, cependant Low a été enregistré en France (Château d’Hérouville, cocorico) et Lodger, comme nous le verrons, en Suisse (RIIIIIICOLA). Préférons donc l’appellation exacte de « trilogie européenne » et penchons-nous sans plus attendre sur la fascinante histoire de Lodger, sorti le 18 mai 1979 chez RCA.


1978 amorce une période plus calme pour David Bowie. Si ces deux derniers albums ne sont pas les succès commerciaux qu’espérait sa maison de disque, ils s’en sortent assez dignement pour que l’artiste puisse repartir en tournée mondiale. Isolar II marquera une nouvelle consécration pour l’Anglais, remarquant avec plaisir que le public est au rendez-vous. Alternant nouveaux et anciens titres, il poursuit sa déconnexion progressive de la drogue, entreprise avec Iggy Pop courant 1976 ; leurs chemins viennent par ailleurs de se séparer, l’Iguane étant parti replonger en signant chez Arista. David Bowie est aussi sur le point d’obtenir le divorce d’avec Angie, et s’installe tranquillement en Suisse avec pour objectif de se mettre sérieusement à la peinture. La ville de Montreux saura l’accueillir et lui garantir un anonymat auquel il prend de plus en plus goût. Il vit simplement, conduit sa propre voiture, fait ses propres courses : nous sommes loin du faste des années américaines. Coco Schwaab est naturellement toujours là pour veiller sur lui. Bowie reprend contact avec son fils Duncan, délaissé pendant ses errances hallucinées : il enregistre pour lui une version parlée charmante de Pierre et le Loup, sortie la même année. On le retrouve aussi au cinéma, dans la déception Just A Gigolo de David Hemmings aux côtés de Marlene Dietrich, dont c’est la dernière apparition à l’écran. En somme, Bowie cherche (et trouve) la tranquillité. Néanmoins, son oreille reste affûtée et attentive aux changements nombreux de ces années-là. C’est durant les pauses d’Isolar II que Lodger verra le jour.


Il convoque son groupe aux Mountain Studios de Montreux. Outre Carlos Alomar, Dennis Davis, et George Murray, il débauche le jeune Adrian Belew, alors en tournée avec Frank Zappa. Le type est connu comme étant un « nouveau » Robert Fripp, un tronçonneur expérimentateur de première : ce sera celui de Bowie. Également, il appelle Brian Eno, qui occupera une place prépondérante sur ce dernier opus européen. En effet, Lodger est le plus « énoiffié » des albums de David Bowie, l’influence du magicien est particulièrement forte et l’utilisation de ses fameuses stratégies obliques quasiment généralisée. On observe des échanges d’instruments entre les musiciens, le batteur passant à la guitare, et des consignes étranges (« joue comme si tu venais d’échapper à la mort ») qui ne plaisent guère au groupe de David Bowie, Alomar notamment. Cela crée une ambiance étrange, moins fun, délétère et urgente que sur Low et "Heroes". Lodger est simplement moins mystique, du moins l’est-il différemment. Il est vrai qu’on s’éloigne clairement de la ville, terreau d’inspiration des opus précédents, pour se rapprocher de « l’essentiel », au sens que lui donne René Barjavel dans Ravage: le retour à la terre. Comme toujours, Bowie travaille rapidement, laissant grande place à l’imagination de ses musiciens et surtout à leur spontanéité. Ce sont les erreurs qu’on ne voit pas qui font le charme de la chose.


Car il faut le dire immédiatement, ce dernier opus se distingue largement de ces deux prédécesseurs. Si ces derniers jouaient la carte de l’électronique et de l’ambient, Lodger est au contraire chaud et organique, du moins autant que Bowie peut le faire (il en a déjà donné un avant-goût sur « The Secret Life Of Arabia » sur "Heroes"). Il est ici très influencé par les prémices du mouvement world, qui culminera à la fin des années 80. C’est la musique africaine qui semble l’intéresser particulièrement, dépassant la soul, le jazz ou même le reggae. Il revient aux racines : l’Afrique.


Il serait criminel de chroniquer Lodger sans mettre l’accent sur l’influence de Brian Eno et du groupe Talking Heads. Le lien entre les deux est ici très clair et il le sera encore plus les années passant. Les Talking Heads sont un groupe new-yorkais, formé dans la vague post-punk, assimilable à l’art rock, plus précisément au rock intellectuel. Son chanteur et parolier, David Byrne, s’est vite démarqué par ses envies d’avant-garde et sa volonté de la concrétiser musicalement. Épaulé par Tina Weymouth, Chris Frantz et Jerry Harrison (ancien Modern Lovers), il attire rapidement l’attention de Brian Eno, à New York, lorsqu’il enquête sur le mouvement niche no wave.


Eno produit leur deuxième album, More Songs About Food And Buildings, très pop art, et réitère avec Fear Of Music, élaboré en même temps que Lodger. Ce troisième album marque un nouveau départ pour les New-Yorkais, se plongeant pleinement dans une approche minimaliste et rythmée du son, basée sur les lignes de basse de Tina Weymouth et des rythmes tribaux. La musique des Talking Heads, gentiment groovy et calibrée pour le CBGB, devient chaude, organique et tribale, quasiment hypnotique. « Life During Wartime » ou « I Zimbra » sont très révélateurs de cette nouvelle voie empruntée.


Étant donné qu’Eno partage son temps entre ces deux productions, nul doute que Bowie a été influencé par les Talking Heads, et inversement. Cela donnera cette teinte world inédite à Lodger, tout en réassumant un côté pop perdu avec Lowet "Heroes". Pas de pistes instrumentales sur ce nouvel album, mais il reste très influencé par la musique expérimentale, la transe africaine et le mouvement post-punk, qui a baptisé David Bowie comme parrain du mouvement. Le côté violent de certains solos de guitare peut évoquer sans nul doute les travaux d’Eno avec les représentants de la no wave (Lydia Lunch par exemple).


Les deux premiers titres sont assez connectés entre eux : ils font le récit du voyage de Bowie au Kenya avec son fils Duncan. « Fantastic Voyage » est une ballade synthétiquement orchestrée, où DB fait bel étalage de sa tessiture. C’est absolument ravissant, et cela semble placer Lodger sous des auspices plus apaisés. Suit « African Night Flight », peut-être le plus « africain » des titres. De grands échos sont faits au « I Zimbra » des Talking Heads, et le piano basse œuvre aux côtés de percussions tribales pour donner cette impression de transe. Adrian Belew expérimente avec son pedalboard et déforme son son jusqu’à faire disparaître la guitare conventionnelle. C’est réussi, mais plus mineur.


L’histoire de « Move On » est assez amusante, et je la tiens de mon cher Roland Caduf. Sans trop savoir pourquoi, Bowie s’est mis à réécouter un de ses anciens titres, « All The Young Dudes », qu’il avait donné à Mott The Hoople en 1973, seulement il charge la bande à l’envers, passant la chanson dans le mauvais sens. Il est conquis par ce qu’il entend et demande à Carlos Alomar d’en écrire l’arrangement. « Move On » se situe toujours dans cette ambiance de voyage, la guitare se fait rugueuse mais caressée, il nous semble entendre le bruit d’un moteur, agrémenté de chants tribaux désarticulés, écho à l’air inversé de « All The Young Dudes ». Suit « Yassassin », qui, contrairement à ce qu’on entend, signifie en turc « longue vie ». Bowie fait ici plus clairement écho aux discriminations que vivent les Turcs du quartier de Neuköln à Berlin, qu’il a pu côtoyer durant son séjour. Le quartier a déjà été mis en musique de manière moite sur "Heroes", les mots ajoutent la réalité concrète. Néanmoins, nous sommes loin de l’ambient expérimentale de l’album précédent. Le résultat est indescriptible, à moins que vous sachiez tout à propos du pastiche de musique arabe par un groupe de rock’n’roll.


Il est bien moins clair sur « Red Sails », où il semble parler de piraterie. Le voyage se déporte en mer, c’est une nouvelle occasion pour Belew de mettre en avant ses talents d’arrangeur. C’est ici que s’achève la première face, s’articulant clairement autour du concept du voyage. Déracinement, exotisme : Bowie s’éloigne de sa prédilection, décentre son regard. Reste à voir où la face B va nous mener…


Changement d’ambiance. Le single principal de l’album, « D.J. », revêt des apparats plus urbains. Nous avons affaire à un pastiche de disco, qui doit beaucoup au talent de la section rythmique de Bowie, toujours très inspirée par ses racines funk mais également par le motorik beat des groupes kraut allemands. D’un ton théâtral, Bowie aborde la futilité du mode de divertissement occidental, basé sur l’interchangeabilité sans réserve des œuvres culturelles. En somme : on prend, on consomme, on jette, c’est le message de « D.J. ». C’est certainement une des réussites de l’album, illuminée par un solo quasi techno d’Adrian Belew.


Arrive ensuite « Look Back In Anger », où Bowie fait le récit prophétique de sa rencontre avec un ange. Dennis Davis livre ici une de ses meilleures parties de batterie, tandis que Belew offre une guitare céleste tout en étant lourde (je suspecte qu’il ait joué à l’archet). Ce morceau constituera plus tard un fan favorite en concert, ouvrant les tournées Serious Moonlight en 1983 et 1.Outside en 1995. L’autre grand single de Lodger est « Boys Keep Swinging », où Bowie se fait progressiste, critiquant la masculinité dans ce qu’elle a de pire : l’écrasement. Ce titre fut enregistré selon les instructions de Brian Eno : chaque musicien a dû échanger son instrument avec un autre, créant cet aspect baltringue et désarticulé. Là encore, Belew allume sa tronçonneuse et nous offre un autre flamboyant solo. « Repetition » aborde un autre aspect charmant de la vie : les violences conjugales. Ce titre « répétitif » (on avait compris) ne marque pas les esprits autrement que par son thème. Toujours en avance ce Bowie…


L’album se conclut par une semi-reprise. En effet, l’air de « Red Money » est de bout en bout pompé sur une autre chanson : « Sister Midnight », signée Iggy Pop-David Bowie et parue sur The Idiot en 1977. Si la musique est la même, le thème change et le titre reste très évocateur. L’argent rouge, y a-t-il besoin d’aller plus loin ?


Bowie signe deux faces complètement différentes sur Lodger, une consacrée à « l’invitation au voyage » pour reprendre la célèbre formule, l’autre bien plus critique et acerbe envers le monde occidental sous toutes ses formes : violences conjugales, futilité du modèle de divertissement, pouvoir de l’argent, religion… Bowie trace un portrait acide du monde dans lequel il vit, sans hésiter à se tirer dans le pied (effectivement, c’est ce fameux modèle de divertissement dévoyé, qui l’a fait célèbre). C’est la clé de Lodger, c’est certainement son album le plus politique. Il faut selon moi le comprendre ainsi : un semi-manifeste. Bowie retrouve un air plus sain, renoue avec sa famille, voyage : peut-être a-t-il besoin de cela pour effectuer une de ses nouvelles mues. La pochette de Lodger le montre bien, écrasé sur une table en verre. Il nous semblerait vraiment admirer un des autoportraits d’Egon Schiele. Bowie reste défiguré, mais la rédemption n’est pas loin.


Il ne tardera pas à se retransformer, se métamorphosant en Pierrot pour les besoins de Scary Monsters (And Super Creeps), son prochain album et dernier pour RCA, sorti en 1980. Nous le verrons sans doute, ce sera son manifeste post-punk, influencé par les Nouveaux Romantiques naissants et les nouvelles sommités new-yorkaises de Television, de Blondie ou par les Anglais de Magazine. Il s’envolera ensuite pour les affres du succès planétaire avec Let’s Dance. Quant à notre ami Adrian Belew, il s'en ira bien vite imiter des bruits d'animaux avec sa guitare et rejoindre King Crimson, un certain Robert Fripp ayant entendu parler de lui ...


Reste Lodger, disque pas parfait mais incompris et sous-estimé. Il souffre de sa place, coincé entre le chef-d’œuvre glacial "Heroes" et le renouveau parfait de Scary Monsters. Comme toutes les œuvres de Bowie, celle-ci saura avoir un impact à long terme, influençant de manière ultime les Talking Heads pour leur dernier manifeste de transe, le bien connu Remain In Light de 1980. Suivant cela, on peut dire que Lodger aura eu également une influence sur des œuvres moins reliées, comme Tom Tom Club, le premier album du groupe du même nom (et constitué de la section rythmique des Talking Heads), mais aussi sur le séminal Graceland de Paul Simon, sorti en 1986. De plus, il posera les bases du disque collaboratif que Brian Eno et David Byrne signeront en 1981, My Life In The Bush Of Ghosts, alliant cette nouvelle passion pour les musiques de transe et les traitements expérimentaux d’Eno. Mais Lodger fut un des premiers à mettre en avant cette nouvelle musique qui continue de passionner le monde : c’est pourquoi il ne faut surtout pas l’oublier.


Lodger, donc, le meilleur album des Talking Heads.

lyons_pride_
8
Écrit par

Créée

le 13 mai 2025

Critique lue 37 fois

lyons_pride_

Écrit par

Critique lue 37 fois

1
1

D'autres avis sur Lodger

Lodger

Lodger

le 20 janv. 2016

"He used to be my boss and now he is a puppet dancer, I am a D.J, and I've got believers..."

Lodger sorti en 1979 est le 13ème album de David Bowie et le troisième de la trilogie berlinoise composée avec la complicité de Brian Eno, Carlos Alomar et Adrian Belew. Cette fois l'album est...

Lodger

Lodger

le 4 nov. 2023

Fantastic Voyage !

Je me souviens encore de notre réaction le 27 avril 1979 quand nous achetâmes le nouveau Bowie – le jour de sa parution, comme toujours, la découverte d’une nouvelle œuvre de notre idole absolue ne...

Lodger

Lodger

le 13 janv. 2023

Critique de Lodger par XavierChan

La complexité du projet, sans doute le plus jusqu'au-boutiste de l'association Bowie / Eno, donne lieu à une série de titres expérimentaux mêlant influences industrielles, africaines, orientales,...

Du même critique

Polnareff’s

Polnareff’s

le 22 oct. 2022

Le Temps A Passé, Seules Restent Les Pensées.

Michel Polnareff, avec d'autres éminents personnages comme Gainsbourg, Dutronc ou même ce cher Daho, est un des seuls français à s'être inséré à l'international. C'est vrai, qui d'autre osait en...

Station to Station

Station to Station

le 13 déc. 2021

Throwing darts in lover's eyes

53 kilos, régime à la coke, aux poivrons et au lait, croyant voir des fantômes venus de la part des Rolling Stones dans sa grande villa de L.A., voilà à quoi ressemble le David Bowie de 1975...

Tout va sauter

Tout va sauter

le 27 déc. 2022

Nos Allures Sages

Couple culte et pourtant méconnu, Elli & Jacno représentent un des sommets de la nouvelle pop française. Icônes de classe, reconnus par bien de nos contemporains (comment ne pas citer ce cher...