Memoria
7.1
Memoria

Album de Jazzy Bazz (2022)

Memoria, nouvelle 3.14 egotrip et décevante

Je tiens à clarifier ce point dès le début de ma critique : Jazzy Bazz est pour moi l’un des meilleurs artistes du rap français. J’ai rarement écouté un EP aussi bon que Sur la route du 3.14, et je me réjouis de son ajout récent sur les plateformes de streaming. À mes yeux, P-Town et Nuit sont des chefs-d'œuvre. Alors que le premier nous faisait découvrir la ville lumière vue par le Jazzy, avec ses beautés mais aussi ses coins les plus sombres, le second nous emmenait au fil d’une balade nocturne, du Crépuscule à Cinq heures du matin, entre sentiments amers et mélancoliques.


Jazzy Bazz est un poète moderne que peu égalent malgré son succès relatif. Sa plume est l’une des plus belles qui soient. Que ce soit dans les textes, dans les flows, dans la technique ou encore dans les émotions partagées au fil des morceaux, le Jazzy Bazz n’a fait qu’exceller. D’où ma déception avec le dernier album en date, Memoria.

Ce nouvel opus semblait pourtant être de la trempe des deux derniers. C’est en tout cas ce que j’ai cru en découvrant les nouveaux morceaux partagés par l’artiste au moment de la promotion de l’album. Zone 19 est relativement bon et reste dans la lignée de ce qui s’est fait de mieux entre Jazzy et Edge, et surtout dans la lignée du projet commun Private Club avec Esso Luxueux, pour moi l’un des meilleurs de l’année 2021. Je n’ai pas été un fan absolu de Panorama, alors qu’Alpha Wann est pourtant un autre de mes artistes préférés, mais c’est typiquement le genre de featuring qu’il faut pour booster les ventes d’un album. J’ai cependant adoré D.ieu, très court mais qui illustre à merveille ce dont Jazzy est capable, et surtout P-Town Blues, présenté sur Colors, que je trouve absolument incroyable.


À la sortie du tant attendu Memoria, son titre éponyme qui introduit l’album me convainc de la même chose. On retrouve le Jazzy Bazz qu’on a toujours connu, mélancolique, qui nous projette le film de sa vie au fil de la nuit parisienne. La plume est toujours aussi sublime : “On est bon qu’à flairer la thune / Le temps enlève le bonheur aux enfants pour en faire des adultes”. L’instrumentale est superbe. Que demander de plus !


Alors, me direz-vous, quel est donc le problème de cet album ? Eh bien, il s’avère que Memoria ne recèlera pas majoritairement de ce genre de morceaux. Au contraire, l’artiste semble avoir pris un virage dans ce nouveau projet, virage qui ne me plaît pas particulièrement. Il est certain que les artistes doivent constamment chercher à se renouveler, et je ne tenais pas à ce que Memoria soit une copie conforme de P-Town et de Nuit, même s’ils font partie de mes albums préférés. Mais le renouvellement expose forcément à une prise de risque, et celle-ci ne me semble pas avoir été une réussite.


Dès le deuxième morceau, Coeur, Conscience, qui somme toute est loin d’être mauvais, quelque chose m’a perturbé. Une phrase que je ne crois pas avoir entendue auparavant de la part de Jazzy : “Jamais triste quand y’a un condé qui meurt”. Il ne nous a jamais habitués à des paroles aussi violentes. Ce n’est pourtant pas son premier propos anti-policier. Déjà dans P-Town, six ans plus tôt, il affirmait : “Parfois j’aimerais voir des bouches de condés sans dents”. C’était très cru aussi, mais loin d’être aussi violent. Loin d’être aussi dépourvu d’une quelconque empathie. Ce n’est pas grand-chose, mais c’était déjà un signal alarmant.


En fait, dans cet album, j’ai relevé pas mal de punchs que je ne retrouvais pas dans les projets précédents. Jazzy Bazz semble avoir tous les symptômes d’un syndrome qui touche moult rappeurs de la même couleur de peau que lui sur la scène française du rap : le malaise d’être soi-même. Tel Nekfeu, qui malgré son écriture de qualité a souvent tendance à tremper dans ce genre de discours assez maladroits, Jazzy semble presque s’excuser d’avoir la nationalité qui est la sienne. Son pays en prend pour son grade sans que l’on comprenne trop pourquoi : “Tu mens comme ce pays qui se dit terre d’accueil”, “Souvent j’me tâte à quitter la France”, “J’ressens nul besoin d’me revendiquer Français”, tout en affirmant paradoxalement deux morceaux plus tôt : “On est tous Français hormis Monaco”.


Que l’on soit bien d’accord, Jazzy Bazz pense ce qu’il veut. Je ne l’ai jamais soupçonné de patriotisme et ses convictions politiques le regardent. Seulement, pourquoi maintenant, et surtout pourquoi de manière si obsessionnelle ? Jusqu’à preuve du contraire, de telles phrases n’existent pas dans les albums précédents. C’est quelque chose que je ne parviens pas à m’expliquer. Je trouve que ça rajoute un côté déviant, un côté un peu “anti-système” à l’album. On retrouvait un peu ce sentiment contre le système dans P-Town, mais par petites touches. Là, c’est trop. Et ce n’est pas vraiment pour entendre ce genre de phrases sans profondeur que j’écoute un artiste comme Jazzy.


Autre élément perturbant dans cet album : l’egotrip. Ce n’est évidemment pas la première fois que Jazzy Bazz en use. Ses meilleurs morceaux egotrip qui me viennent en tête sont Joker et El Presidente. C’est un genre musical qui permet d’exposer toute sa technique. Il est en effet complexe de montrer à quel point on a du flow dans un morceau mélancolique. Le Jazzy étant aussi un rappeur technique, un peu d’egotrip dans un album ne fait pas de mal. Mais uniquement si c’est bien dosé.


Or, dans Memoria, l’egotrip est surrepresenté. Et en plus c’est moins bon qu’avant. Si vous voulez savoir une chose, j’ai une sainte horreur des rappeurs qui se prennent au sérieux quand ils s’auto-congratulent. Dans Joker, Jazzy jouait un rôle, celui d’un homme atteint de folie, tandis que dans El Presidente, il se prenait pour un roi, mais comme il l’indique dans P-Town Blues : “J’ai l’impression d’être le prince de la ville, mais c’est normal y’a personne”. Bref, pas trop de sérieux et une touche d’humour et de second degré.


Là, le manque de sérieux est beaucoup plus difficile à déceler. Si on peut imaginer que Jazzy joue une nouvelle fois le rôle du Joker dans Nouvelle 3.14 et Arkham Anthem, le second degré en moins tant les textes et les sonorités sont sombres, des morceaux comme Panorama, Mental et Élément 115 en featuring avec Nekfeu ne font aucun doute. Le message nous est donné en mille : Jazzy Bazz c’est le meilleur et il t’emmerde.

Et on a droit à ce discours dans une bonne partie des tracks, minoritaire mais bien présente. Dans Les Étoiles Vagabondes, Nekfeu disait : “Maintenant que j’ai plus confiance en moi, je me la raconte de moins en moins”. Vous savez ce que tant d’egotrip traduit de Jazzy Bazz ? Un cruel manque de confiance en lui. Même le principal intéressé le reconnaît dans Nouvelle 3.14 : "Pas vraiment confiance en moi donc j'm'évade à travers l'égotrip". Un manque de confiance totalement injustifié et incompréhensible au regard de son talent indéniable. On a donc un album de rap que je respecte trop pour le qualifier de lambda, mais ressemblant trop aux autres qui pour la plupart sont médiocres, où l’artiste joue les chefs et tient à ce que l’on comprenne que nous ne sommes rien par rapport à la grandeur de son génie. Si je voulais m’infliger ça, je serais allé écouter Ninho. Pas Jazzy Bazz. Je le répète, l'égotrip est acceptable et ça permet de profiter d'un peu de kickage, mais s'auto-complimenter sur un bon tiers de l'album quand on est un artiste de ce calibre, c'est non.


Résultat, même reproche que pour SZR 2001, projet du S-Crew sorti la même année et qui a aussi été une déception : l’album est trop sombre. Je suis prêt à accepter un album sombre si c’est justifié. Tous les albums de Jazzy le sont un peu, quand on regarde, tant ils sont mélancoliques, mais quelques touches de gaieté par-ci par-là (Le syndrome, Leticia, Cinq heures du matin…) les empêchaient de trop sombrer dans la négativité. Dans Memoria, je ne compte pour ainsi dire aucun morceau de la sorte. On a les habituels chansons aux touches plus tristes, comme P-Town Blues qu’on adore, mais conjugué avec une trop grosse quantité de sons egotrip, qui rendent l’album lourd et parfois fade.

Le principal concerné justifie ce virage artistique opéré dans ce projet à la fin de Memento Mori : “Faut qu’je garde espoir même si je m’aperçois qu’j’suis condamné à une obscure trajectoire / Plus je m’éloigne dans ma mémoire et plus elle témoigne que mon âme est noire / Memoria”. Jazzy Bazz semble avoir voulu exprimer tous ses doutes et ses inquiétudes envers lui-même dans cet album. Memoria, D.ieu ou encore P-Town Blues ont parfaitement rempli cet objectif, mais l’omniprésence de l’égotrip à outrance pour exprimer la tristesse restera pour moi un mystère total et une déception certaine.


Maintenant que le principal problème de Memoria a été abordé, je vais finir rapidement. La plupart des featurings ne m’ont pas convaincu malgré les belles têtes d’affiche. J’apprécie énormément Alpha Wann et Nekfeu (vite le projet commun svp) mais les morceaux sur lesquels ils apparaissent ne semblent pas bien inspirés. Élément 115, malgré quelques fulgurances côté Nekfeu, est à des années de Stalker. Pareil pour Panorama par rapport à Insomnie. Concernant Edge, j’aime Zone 19 mais pas vraiment Dark City. Bonne surprise en ce qui concerne Albiceleste et Josman, avec une très belle prod’. Énorme déception, par contre, pour .RAW Spleen : le solo de saxophone annonçait quelque chose de beau, avant que Laylow ne vienne tout saborder avec un couplet ultra vocodé complètement hors du thème. C’est comme si Jean-Sébastien Bach venait composer au milieu d’une chanson de PNL. Désastreux.


Dans les solos, à noter la présence de Sablier, Memento Mori et Destinée qui sont appréciables, mais tout de même loin d’être aussi marquants que les morceaux du même genre dans les albums antérieurs. On ne retrouve que trop peu la qualité d’écriture qui a tant fait la force de Jazzy Bazz, et trop de sons de Memoria sont oubliables.

Bref, tout n’est pas à jeter dans cet album. Sa note vaut largement la moyenne. J'essaie de le réécouter régulièrement pour être sûr de ne pas passer à côté de quelque chose. Les avis ont tout de même l’air d’être assez unanimes et j’aurais aimé les partager, mais trop de choses m’en empêchent. Même si j'accepte bien volontiers qu'il se permette un peu d'egotrip de temps à autres, ce n’est pas pour entendre un artiste aux paroles brutales être ivre de lui-même que j’écoute Jazzy Bazz, mais pour la poésie que son art inspire, qu’elle soit mélancolique ou plus joyeuse. On la retrouve tout de même plusieurs fois dans cet album. Les titres comme Memoria ou P-Town Blues prouvent qu’il a encore cette poésie en lui. Et je ne demande qu’à l’entendre.



LouisD_Ficile
6
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le 15 août 2022

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