"Monoliths & Dimensions" est probablement le magnum opus de Sunn O))). Bien que le groupe ait exploré les expérimentations pionnières de guitares drone de Dylan Carlson (du groupe Earth) et de Joe Preston (des Melvins) depuis plus d'une décennie, le duo composé de Stephen O'Malley et de Greg Anderson a toujours mené cette sonorité caractéristique vers des paysages plus ésotériques et éclectiques, au lieu de se contenter de la reproduction idolâtre pure et dure. Que ce soit pour leurs installations commissionnés pour le sculpteur Banks Violette ou leurs choix de collaborateurs, souvent en dehors du prisme metal, dans lesquels on compte Merzbow, John Weise, Oren Ambarchi ou Julian Cope pour en nommer quelques uns, Sunn O))) a toujours su aller au-delà de l'emploi simple d'une formule éculée. Avec "Monoliths & Dimensions", Sunn O))) a créé un album qui est à la fois auto-référentiel et très loin de leurs habitudes. C'est l'apogée de tout ce qu'ils ont appris durant leurs dix années de pratique, mais également un désavouement absolu du template qu'ils ont aidé à former, manipulé sous un regard révisionniste ayant catapulté leur son "drone-doom" caractéristiques dans les stratosphères de la composition avant-gardiste et de l'improvisation méthodique. Seuls les éléments binaires du son monolithique de Sunn O))) ont survécu, et dans leur dernière offrance les piles énormes d'amplification sonore viennent d'une concoction inspirée faite de cuivres, cordes, électroniques ainsi que d'un choeur féminin viennois, le tout sous l'oeil bienveillant de nombreux collaborateurs, notamment le légendeur trombonniste et élève de Sun Ra Julian Priester, ainsi que le compositeur / arrangeur Eyvind Kang.

L'album débute en terres connues avec "Aghartha" (un hommage évident à la période électrique de Miles Davis), tout en riffs caractéristiques de Sunn O))). Des cordes sombres percutées comme des plaques tectoniques, se dissolvant l'une dans l'autre pour créer ce vrombissement guttural pour lequel le groupe est devenu légendaire. Attila Csihar entre en scène avec son dialecte si profondément hongrois, un récit proche du spoken word s'étirant tout le long des 17 minutes d'"Aghartha" comme une prière païenne. Les guitares se percutent et braillent autour de la narration de Csihar, mais au fur et à mesure du morceau, elles commencent à s'étioler lentement afin de mettre en avant l'emploi méthodique de l'instrumentation classique de Sunn O))) : le crissement du violoncelle tout en dissonances aiguës, les gémissements différés des cors et cuivres gonflant dans un brassage sombrement psychédélique et le duo de contrebasses, plutôt que de labourer les abysses avec leurs arcs, cassent et font grincer leurs panneaux de frette sous un maelström de bruits sourds venant d'un piano et d'un feedback oscillant, alors qu'"Aghartha" se transcende pour aller des sonorités électriques à des sonorités acoustiques. Dans les dernières minutes de la pièce, les drones acoustiques ont pour ainsi dire remplacés les gigantesques couches de guitares amplifiées, voilant le radotage monotone de Csihar sous des draps cristallins de glace. Le voyage se termine dans un field recording et du pur spoken word ; les sons insistants d'un ruisseau primesautier alors que Csihar croasse ses derniers mots, marquant lentement et délibérément la transition finale des expérimentations de Sunn O))) dans l'usage de différentes techniques pour évoquer des murs d'amplification sustentatoire, caractérisant l'éclat révisionniste du reste de l'album.

Suivant le monumental "Aghartha", des chœurs tout en reverb (menés par Jessica Kenney, qui a collaboré également avec Wolves in the Throne Room, et conduits par Eyvind Kang) s'élèvent dans un rythme staccato fantomatique avant d'être décimés par le rugissement des guitares du duo, slidant leurs frettes tels des marteaux avant de les abattre dans l'ouverture de "Big Church [megszentségteleníthetetlenségeskedéseitekért]". Le morceau possède une structure reconnaissable en lieu et place d'une simple montée monotone, dans laquelle trois sections identifiables (car annoncés par l'attaque décrite ci-dessus) se partagent les 9 minutes du morceau ; chaque partie de la composition faisant augmenter graduellement la vitesse et l'amplitude. Les vocaux alto et soprano guident les guitares à travers l'abysse des cordes mineures oppressives, s'élevant au-delà du bourdonnement résonnant dans des étincelles de beauté éphémère et de mélancolie, dansant autour de la mélodie principale fondée par des axes à grand gain, des orgues, des synthés, des cuivres, et le son inimitable de la Telecaster de Dylan Carlson. Alors que le chœur s'évanouit et que l'instrumentation combinée se lève à l’unisson vers les octaves supérieures en une seule note drone, les incantations chamaniques de Csihar, prononcées en hongrois et apparemment sans pause pour respirer, sont superposées autour du pouls ondulant avant d'être réduites au silence par un glas évocateur. Chaque répétition ne fait que gagner en intensité ; le coup final termine un son proche de l'implosion telle une guillotine.

Une fréquence radio grésillante début "Hunting & Gathering (Cydonia)", qui est ce que Sunn O))) a fait de plus proche du format chanson conventionnel, avant que le gros riff stoner qui domine le morceau ne fasse son entrée, accompagné de guitares orientales carillonnantes conduisant chaque répétition du riff des pinceaux de percussion, alors qu'Attila Csihar laisse ses grognements s'infiltrer. Alors que le rythme se relâche, des chœurs souterrains couvrent les failles sismiques d'une toute-puissance impie. Mis en miroir et rencontrant des cors triomphants et cinématiques, sous-tendu par des synthés qui projettent le morceau vers le grandiose à chaque apparition, le voyage du morceau se termine alors que les guitares sludge se diffusent dans un feedback aigu, des ruisseaux de guitare reverb méditatives et les basses pulsatives d'Oren Ambarchi.

"Alice" (rendant hommage à Alice Coltrane) est le plus expansif des quatre morceaux, et une parfaite fin pour "Monoliths & Dimensions", employant une partie des différentes techniques démontrées dans les trois précédents morceaux, notamment la transition de l'électrique à l'acoustique pour maintenir le drone. Des épines de guitares ténébreuses résonnent alors que des basses caverneuses consolident la progression en tempo lent ; alors que le morceau gagne en vitesse, un trio de trombones distants (menés par Priester) et des cordes virulentes s'ajoutent aux instruments précédents. Alors que les cordes et les trombones prennent en importance, la douceur des progressions d'accords se clarifie alors qu'elle émerge de l'obscurité environnante ; l'harmonie, flamboyante et rédemptrice, est soulevée par la foule de cors d'harmonie, harpe et bois qui, doucement mais sûrement, capitalise sur la tenue du drone, avant d'éventuellement l'éclipser. Alors qu'"Alice" touche à sa fin, le drone est entièrement remplacé par des synthés ecstatiques, des cors magnifiquement chaleureux qui se mêlent aux cordes de la harpe, ainsi que des clarinettes qui soutiennent les fondations lorsque Priester s'envole, son solo marquant la transition de l'obscurité moite à la lumière exaltée qui aura laissé plus d'un mélomane à se demander s'il écoute bien un album de Sunn O))).

C'est la volonté de Sunn O))) à se démarquer des contraintes identifiables d'un genre qu'ils ont aidé à créer qui fait de "Monoliths & Dimensions" un album si important. Plutôt que de se reposer uniquement sur une masse d'amplifications, Sunn O))) a eu l'ingéniosité d'employer une instrumentation classique pour mettre en valeur leurs hymnes funèbres. Leur emploi des cordes, harpes, cors et chœurs est inspiré ; plutôt que d'employer ces instruments d'une façon prévisible et identifiable, Sunn O))) a préféré employer leurs timbres sombres pour souvent remplacer leur sonorité tout en basses (leur marque de fabrique), bien plus qu'un simple conglomérat en-dessous de leurs compositions usuelles. Et au lieu de simples excursions dans des contrées drone déjà explorées et monotones, chaque composition de "Monoliths & Dimensions" est enrobée d'élégance et regorge de détails qui font de cet album la plus captivante expérience sensorielle du groupe, et peut-être leur plus accessible, étant donné le vaste terrain mélodique exploré. On regrettera que ça ne soit pas toujours le cas pour les voix d'Attila Csihar, finalement plus prévisibles que tout le reste - et principale cause d'agacement auprès des auditeurs si j'en crois les critiques déjà parues par ici. Dans tous les cas, "Monoliths & Dimensions" est le son d'un groupe au pinacle de sa créativité, détruisant les frontières du genre qu'ils sont censés représenter. C'est le groupe d'un collectif ayant réussi sa métamorphose de "simples" rockeurs vers de vrais compositeurs.
BiFiBi
7
Écrit par

Créée

le 29 mars 2013

Critique lue 640 fois

16 j'aime

BiFiBi

Écrit par

Critique lue 640 fois

16

D'autres avis sur Monoliths & Dimensions

Monoliths & Dimensions
JZD
2

Monoliths & Dissensions.

(((Aaaah ! Je fonds, je le sens ! A l'intérieur de moi ! J'ai l'impression d'être broyé entre les pierres d'une église malsaine et gothique en construction ; et il y a ces machines horribles qui sont...

le 26 mars 2013

17 j'aime

5

Monoliths & Dimensions
BiFiBi
7

Monolithes en mouvement

"Monoliths & Dimensions" est probablement le magnum opus de Sunn O))). Bien que le groupe ait exploré les expérimentations pionnières de guitares drone de Dylan Carlson (du groupe Earth) et de Joe...

le 29 mars 2013

16 j'aime

Monoliths & Dimensions
Adobtard
1

Un p'tit cachou, Karpov ?

Désolé mon vieux Shuffie, hein, au début je me disais que je pouvais y aller, puis là, je vais commencer à avoir l'impression d'enfoncer des portes ouvertes, tirer sur des ambulances, ou que sais-je,...

le 26 mars 2013

14 j'aime

12

Du même critique

La Grande Bouffe
BiFiBi
8

Le plaisir de mourir

(Attention, critique susceptible de contenir des spoilers) Marco Ferreri est un réalisateur que j'admire beaucoup, tout autant pour sa détermination à dépasser sans cesse les frontières posées...

le 29 oct. 2010

64 j'aime

3

Network - Main basse sur la TV
BiFiBi
8

Ne réglez pas votre téléviseur

Vous avez probablement déjà vu un film de Sidney Lumet. Son premier film, 12 Angry Men, est un chef d'oeuvre du huis-clos judiciaire, et affirme déjà le style Lumet, artisan entièrement dédié à son...

le 11 déc. 2010

54 j'aime

2

Avengers
BiFiBi
3

Les drones neufs de l'Empereur

Car ce n'est plus juste la force, mais les images de force qui importent dans les guerres du 21e siècle. - Graydon Carter Le sous-texte des Avengers dispose d'une curieuse accointance avec la...

le 23 déc. 2012

49 j'aime

12