Noblesse oblige
6.8
Noblesse oblige

Album de Espiiem (2015)

Avec le temps, j'ai appris à accepter le fait que Noblesse Oblige ne figurera peut-être jamais au panthéon du rap français. Moins influent qu'un Or Noir, moins impressionnant qu'un Dans La Légende, moins virtuose qu'un UMLA, je n'ai pourtant aucun doute sur la place de choix que je lui réserve au sommet de ma liste des meilleurs albums des années 2010.


Ayant suivi de près la trajectoire artistique d'Espiiem lorsqu'il était encore actif, la manière dont sa musique m'a accompagné durant ces années lui confère une indéniable signification personnelle. Je n'en démords pas pour autant : influent, impressionnant, virtuose, Noblesse Oblige l'est objectivement. Mais le flux ininterrompu de sorties depuis le départ d'Espiiem il y a trois ans est en train d'ensevelir son héritage au près de ceux qui n'écoutaient pas encore du rap au moment de sa sortie. Je n'ai évidemment pas la prétention de sauver cet héritage, mais mon parcours d'auditeur peut être, à sa mince échelle, une première clé pour le comprendre.


Au commencement, il y a eu les innombrables heures passées à écouter Cas de Conscience, son premier groupe. Avec l’Étrange, clochard céleste au flow absolument unique, et l’Homme de l’Est, génie de la nonchalance à la fois rue et surréaliste, ils vont devenir rapidement le crew le plus en vue de l’underground parisien à la fin des années 2000. A cette époque, Cas de Conscience détonne : se détachant des carcans de la street cred à tout prix, ils préfèrent ramener sur le devant de la scène une certaine influence boom bap, et surtout un goût prononcé pour la rime.


On ne s'étonnera pas de voir quelques années plus tard les gars de l’Entourage les citer presque systématiquement comme influence directe, en interview comme en chanson. La rareté des sons disponibles sur Youtube, le décès prématuré de l’Homme de l’Est pour des raisons restées inconnues au grand public (tout comme son visage) et la disparition quasi-totale de l’Étrange à la suite de cet événement ne feront qu’entretenir la légende. De mon côté, il ne me restait que les 14 enregistrements trouvés sur Internet (et mes yeux pour pleurer).


La plus grande force du groupe réside dans la complémentarité de ses membres, aux profils pourtant si différents. A l’époque déjà, Espiiem est le bon élève. Virtuose dans la technique, conscient dans le texte, il est le plus orthodoxe des trois (quatre, si on compte Fils Prodige qui les rejoindra plus tard). Au moment de se lancer en solo, on aurait pu craindre quelque chose de trop lisse. Mais dès son premier projet, L’été à Paris, Espiiem commence à simplifier son écriture et rendre son flow plus chantant, comme pour compenser le départ de ses camarades. Une démarche qu’il approfondira, et qui atteindra donc son apogée sur Noblesse Oblige.


Mais avant cette apogée : deux projets marquants que j’ai presque autant rincé que ma playlist Cas de Conscience.


Haute Voltige tout d'abord, où musicalement Espiiem commence à tracer sa propre voie. On y découvre la force de sa vision artistique, dont la direction ne manque pas de cohérence malgré neufs beatmakers pour dix titres. S'éloignant de Détroit sans pour autant aller jusqu'à Toronto, la côté aérien de la production accompagne parfaitement un flow plus épuré, et une écriture plus précise. Si Haute Voltige m’a demandé un peu de temps avant d'être apprécié à sa juste valeur, cela n'a été que pour m'y attacher encore plus.


Cercle Privé en suite, un projet limité à 500 téléchargements, que j’étais d'ailleurs allé choper chez un pote parce que ma connexion avait lâché le soir de la mise en ligne, la putain de sa mère en short. Mais le déplacement en valait la peine. Sobre et sombre dans l'attitude, respirant à la fois la confiance et l'humilité, Espiiem révèle dans ce projet quelques morceaux qui paveront la voie vers l'album. Plus efficace qu'il ne l'a jamais été, il enchaîne en même temps apparitions en feat et morceaux hors-projet dont je pense encore pouvoir aujourd'hui réciter les couplets à l'envers.


Et nous arrivons donc à l'apogée. Album de la dualité, Noblesse Oblige l'est assurément, et pas seulement parce qu'il est traversé par un combat entre le bien et le mal. Le combat d'Espiiem, c'est aussi celui consistant à concilier les extrêmes. Son propos est en parfaite harmonie avec la partie instrumentale dirigée par Astronote, un écrin soyeux qui semble avoir été taillé sur mesure pour lui.


La production navigue entre le classique et l'électronique comme le rappeur le fait entre deux mondes a priori opposés : celui d'où il vient, et celui qu'il a su conquérir. En quête d'élévation aussi bien matérielle que spirituelle, il est comme porté par ces instrus aux coffres intarissables. Il donne sa vision d’une motivation music à la française, généreuse, insufflant à la fois sagesse et détermination. Comme un trait d'union entre Booba et Ali, l'ambition est de transmettre le goût du hustle sans faire une croix sur une certaine exigence morale.


L'album n'est pas parfait, évidemment, avec une première moitié clairement au dessus de la seconde par exemple, mais pris dans sa globalité, il n'y a que peu de choses à lui reprocher. Espiiem a un rap simple, dans le meilleur sens du terme, et maîtrise sa voix à la perfection. Pas marrant peut être, mais pas moraliste pour autant, il a cette force de ne jamais sonner présomptueux. Il est de ceux voulant mener leur équipe en finale de la Coupe du Monde, tout en étant conscients qu'ils peuvent faire une dinguerie à la 107e minute.


Dernier souvenir perso : un concert juste une semaine après la sortie de l'album. Pas tant de monde que ça (sa fanbase marseillaise n'a jamais dû être énorme), mais j’ai rarement vu autant d’amour lors d'un show. Une performance de haut vol, une vraie communion, et l'unanimité chez tous les gens présents. Une fois sa prestation finie, il descend directement de scène pour être avec nous. J’ai à peine eu le temps de parler avec lui quelques minutes, mais plus que les paroles échangées, c'est la parfaite adéquation entre la personne et sa musique qui m'a marquée : d'une grande simplicité et d'un grand charisme en même temps.


Une certaine vision du rap donc, dont les maître-mots sont sincérité et excellence, qu'Espiiem a su incarner entièrement, et dont Noblesse Oblige est le meilleur témoignage. En espérant que le temps donnera à cet album la place qui lui est dû.

Yanga
9
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le 7 oct. 2019

Critique lue 239 fois

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