Parti de rien
4.9
Parti de rien

Album de El Matador (2007)

Depuis ses débuts le rap est un genre musical très attaché à ses origines. Les acteurs du mouvement ont très vite compris l'importance de leurs racines, en plus de la qualité de la musique elle-même. Représenter ses pairs, son quartier, sa ville est courant dans le rap à tel point que certains sont devenus indissociables de leur location sur la carte, tel des gardiens du temple. Même si cela a souvent vu des guerres voir le jour dans la pure tradition de l'égo trip et du beef, à savoir quelle ville en avait le plus dans le ventre.

L'authenticité est alors devenu un véritable mot d'ordre pour les nombreux rappeurs bien décidés à avoir leur part du gâteau. Venir d'un quartier pauvre est presque la norme avec ses thèmes et ses postures indispensables. Quitte à mentir ou à espérer qu'une révélation sur sa véritable origine ne soit pas révélée au grand jour. De part ses racines marginales et débrouillardes, les premiers MC's n'avaient pas vraiment à jouer un rôle, puisque le mouvement se construisait sous leurs yeux, avec comme sources d'inspiration, leur environnement le plus proche.

Passé le nouveau millénaire, cette idée d'authenticité est toujours d'actualité, quitte à devenir un véritable cliché. Si les modes du bling bling ou du vocoder ont un peu écarté un moment ces questions interminables sur les origines de chaque nouveau venu, il suffit de peu pour que les cendres reprennent feu. Fuzati, voix du groupe Klub des Loosers, se voit encore souvent reprocher d'être voisin de Versailles, tandis que 1995 a vite été comparé à un "groupe de rap de riches". Une véritable impasse pour un discours stérile d'un mouvement musical qui se regarde parfois trop le nombril et qui semble peiner à évoluer. Sur le territoire français du moins.

Sorti en 2007, le premier album d'El Matador est une preuve parmi tant d'autres de cette envie incessante de prouver sa crédibilité, le rendant incohérent et caricatural. Né le 17 juin 1982 à Reims et d'origine algérienne, Mohammed Benjedbar grandit dans le centre ville de la cité phocéenne avec ses sept frères et soeurs après le divorce de ses parents. Les succès des groupes de rap locaux comme IAM ou la Fonky Family l'orientent vers la musique où il commence à tâter le terrain et faire ses armes. La rencontre avec Mark de Bombattak est une étape dans son parcours dans l'underground marseillais. Il lui permet de poser sur la compile Original Bombattak Vol.2 , ce qui augmente sa visibilité auprès du public, déjà que des figures importantes comme Le Rat Luciano de la FF ou Soprano des Pys 4 De La Rime l'encouragent dans cette voie.

Jusqu'ici son parcours est le même que plusieurs rappeurs avant lui et de son époque. Sauf que cette fois-ci c'est un film qui marque une nouvelle marche dans sa progression artistique. Sorte de fierté cinématographique marseillaise, le quatrième épisode de la saga Taxi tourné par Gérard Krawczyk sort sur les écrans en 2007. Pour accompagner sa sortie dans les salles obscures, une bande originale oubliable voit le jour avec entre autre, comme têtes d'affiche Akhenaton et son remix R'N'B sucré de l'instru de "Bad boy de Marseille" avec l'oubliée Melissa M. mais surtout El Matador avec son titre radio-friendly "Génération wesh wesh". Le succès est national, le garçon de la canebière est alors connu dans tout le pays et passe en boucle sur Skyrock.

Pour un artiste qui semblait plutôt connu de l'underground, être découvert grâce à un titre de cet accabit à de quoi questionner. Rien que le titre semble rassembler en lui seul les craintes d'un public et d'une scène qui luttent jours et nuits dans les médias et sur scène contre les stéréotypes les plus tenaces. Surtout qu'un an auparavant, le grand frère Akhenaton, toujours lui, avait tenu ce discours dans le très bon "La fin de leur monde" sur son album moyen Soldats de Fortune : "Ils ont caricaturé nos discours radicaux et les ont résumé en wesh wesh yo yo".

Réussir grâce à des gros morceaux calibrés pour les radios et les chaînes de clips n'est pas un tort, même si le monde du rap français fera tout pour dire le contraire. Mais dans ce cas, assumer la démarche à fond semble être la meilleure chose à faire. Sauf qu'avec l'arrivée de son premier album solo la même année que Taxi 4, El Matador semble faire plutôt marche arrière, ou jouer la facilité, mais dans le sens négatif du terme. Pas immédiatement, car le deuxième single qui le fait connaître s'intitule "A armes égales" avec Brasco et Alonzo des Psy 4, et fait partie aussi d'une bande originale de film, celui de la version française de 300 de Zack Snyder. Encore un succès avec un retentissement important sur les ondes et les MP3 des jeunes de l'époque. Avec son accent marseillais très prononcé et ses punchlines qui font mouche par moment, le rappeur semble être bon pour dégôter des singles auprès du grand public.

Puis arrive ce premier album, avec toutes ses désillusions, ses contradictions et ses tiraillements qui se lisent comme dans un livre ouvert. Passer du statut de débrouillard du micro de la scène phocéene à celui de nouvelle sensation semble avoir eu un impact sur sa façon de voir sa musique à long terme. A tel point qu'il est annoncé dès le titre de ce premier projet, comme si à peine dans les starting-blocks, le rappeur partait avec un handicap de poids. Connu grâce à deux gros succès, le MC a du se sentir obligé de revenir à une posture plus proche de la rue, plus dure dans le propos et dans les thèmes abordés. Une recherche absolue de l'authenticité, de la crédibilité, qui provoque l'inverse de l'effet escompté, à savoir une désagréable impression de superficialité.

Là où l'album aurait pu assumer les deux singles précédents, continuer dans cette voie et espérer être un peu différent des autres fournées des autres rappeurs du circuit, Parti De Rien ressemble justement à la mauvaise cuvée de tout ce qu'il se faisait à cette époque. Plusieurs titres semblent n'être là uniquement pour remplir la tracklist de phases sur la rue, le désamour pour la police, la vie difficile dans les quartiers défavorisés et d'autres thèmes semblables. A tel point que les ficelles de l'album se transforment en véritable cordes de bateau au fur et à mesure que les pistes s'écoulent. Ce qui pouvait être passable à l'oreille devient vite poussif, répétitif avec l'impression d'avoir déjà entendu ce discours des milliers de fois.

Parti de Rien est un album cliché avec des morceaux qui semblent tous avoir un rôle défini pour pouvoir faire rentrer l'album dans une case pré-définie. De l'amour pour sa ville ("Marseille"), à la nostalgie ("Epoque révolue") jusqu'aux idées bien pensantes ("Besoin d'être libre" avec Soprano), l'album sent le réchauffé et la conformité. Que le MC le veuille ou non, son premier projet est grand public et n'attirera que peu la scène restée underground mais plus le public marseillais et national trouvant en lui une figure du moment à suivre dans la mode du rap français. Si des rimes légères peuvent fonctionner dans un single calibré, c'est moins vrai pour un album entier. Que peu de phases touchent leur cible et manquent cruellement d'originalité pour des thèmes déjà éculés depuis des années. Sans parler des morceaux se voulant hardcore, ne réussissant qu'à être aseptisés au possible. La grande faute à la production musicale des seize pistes qui penche beaucoup vers des sonorités grand public. Enlevant tout sérieux à des situations qui auraient mérité de l'être. Symbole du paradoxe que représente ce premier album. Entre tiraillements pour la rue d'un côté et le grand public de l'autre.

L'interprétation est aussi un des grands défauts de cet album. Trop monotone, et très répétitif, le flow d'El Matador ne surprend jamais et dévoile ses cartes dès les premiers morceaux. A part peut être sur "C'est la merde" où il tente des changements en plein couplet mais rien de mirobolant à se mettre sous la dent. Cette manie de rapper la première phrase et d'insister sur la suivante avec la voix en écho est la preuve des lacunes du rappeur sur les 68 minutes de l'album. Sur "Adolescente en mal de vivre", le rappeur enchaîne des phrases beaucoup trop longues pour un flow qui a du mal à suivre et dans une niaiserie sans appel.

Parti de Rien montre autre chose de manière plus générale dans le rap français. Autrefois une sorte de passage obligé pour être respecté auprès de ses pairs, l'authenticité ou l'attachement à son quartier prend une nouvelle direction. Celle de la clé vers l'accès au grand public. Rempli de titres en l'honneur du mode de vie de garçon de la rue, ("Rap de la rue" avec Nubi, "El Matador") l'album prouve que ces titres ou du moins cette attitude font à présent vendre et ne sont plus rejetés par le grand public comme ça pouvait l'être autrefois. Comme s'il venait de découvrir les origines du rap français et permettait à certains artistes de devenir célèbres car leur posture et leurs phrases sonnent un peu différemment de ce qu'il a l'habitude d'entendre. La volonté d'El Matador de paraître dur, sérieux et crédible ne transparaît à aucun moment et le MC se retrouve pris au piège à son propre jeu. Une volonté de décrire ces quartiers qu'il connaît bien, cette vie qui n'a pas du être facile est perceptible et tout à son honneur. Dommage qu'elle semble être si superficielle et fantasmée tout au long de l'album.

Pourtant Parti de Rien aurait pu être autre chose, plus tourné vers ces morceaux légers mais efficaces façon "Génération wesh wesh" même si rien que le titre a le pouvoir d'enlever immédiatement toute crédibilité à celui qui le prononce. Surtout que cette direction se sent au sein de l'album, avec des titres comme "Mets toi bien" ou "Fais péter le son" faits pour ne pas trop réfléchir.

Avant d'enchaîner sur le titre éponyme risible et classique au possible, les voix de Soprano et AKH apparaissent dans l'introduction sous forme de messages vocaux souhaitant bonne chance au rookie pour son premier album. Sorte d'encouragements entre ancienne et nouvelle génération. Sauf qu'El Matador ne sera jamais au niveau de ces deux figures, ni des autres artistes importants de la scène marseillaise. Tout simplement car ils n'ont pas eu à se forcer pour paraître crédibles, puisqu'ils l'étaient déjà. Ils décrivaient ce qu'ils voyaient avec leurs moyens, leurs façon de voir et de ressentir les faits et n'avaient pas peur d'évoluer ou de donner une autre direction à leur musique. El Matador est trop souvent le cul entre deux chaises et verse beaucoup trop dans la caricature et l'envie de bien faire qu'il finit par être bon nulle part, signe qu'il n'avait sans doute pas les épaules. Si avec cet album le rappeur était parti de rien dans le rap français, il s'est vite retrouvé avec plus aucun endroit où aller.
Stijl
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le 22 juin 2014

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