Les choses changent, et c’est pénible. Pour un partisan farouche de la tradition, comme moi, voir les choses évoluer ne peut que générer de l’agacement. Ozzy a perçu ce sentiment lors de l’enregistrement du cinquième album de Black Sabbath. La musique du quatuor, sombre, abrasive, démoniaque et lourde, marchait divinement bien, leur conférait une aura rouge comme l’enfer et solide comme les montagnes du Brocken. Mais les trois autres membres voulaient changer. Voilà, c’est ça, le mot d’ordre des partisans d’un monde jeune et dynamique : changer, il FAUT changer. Sabbath Bloody Sabbath n’incarne pas le changement brutal, c’est un album de transition, où les claviers (déjà présents sur son prédécesseur) prennent de l’ampleur. La formation anglaise invite d’ailleurs le dieu absolu des claviéristes pour jouer du Moog sur une des pistes, un blondinet flamboyant répondant au nom de Rick Wakeman. Il faut savoir que Wakeman est une de mes plus illustres idoles (les seuls anglais que j’aime son musiciens), et sa seule présence suffit à m’ouvrir l’esprit et à trahir mes convictions traditionnalistes pour accepter le changement. Du clavier, donc, et des expérimentations musicales diverses (heureusement bien éloignées de l’atroce FX) dénotent les substitutions artistiques témoignant de la nouvelle ligne directrice d’un groupe maintenant sous tension. Ajoutez les désaccords à la consommation excessive de drogue et d’alcool, et vous obtenez une mixture poudreuse ressemblant à de la dynamite.

Déjà, la pochette tranche avec les précédentes, beaucoup plus triviales. On est ici face à l’œuvre d’un artiste visuel, sachant jouer avec les couleurs et qui maîtrise l’esthétique. Le tableau représenté glace le sang, un homme alité est en proie à une sorte de rite satanique. Entouré de succubes, le pauvre bougre est étranglé sous le « regard » narquois et sadique d’un crâne osseux faisant office de tête de lit. Le rouge pâle dominant évoque le royaume de Satan. Au dos, le même homme est allongé dans le même lit, mais cette fois-ci un bleu céleste et angélique domine, et il n’est plus entouré d’entité infernales mais de sympathiques bougresses pleurant son trépas. Apaisé, l’homme gît pendant que deux lions dorment paisiblement au pied de la couche. Contraste enfer paradis magnifique.

Si "Vol. 4" amorçait le changement avec expérimentations un peu gauches et hésitantes, Sabbath Bloody Sabbath est quant à lui marqué du sceau de la maîtrise inhérente à l’assurance. Le groupe est confiant, il connaît ses envies et sait exactement quel chemin arpenter. La guitare de Tony Iommi est le débroussailleur parfait pour défricher le sentier des nouveautés souhaitées. La section rythmique assurée par les grandioses Ward et Butler sont les pneus et les amortisseurs du véhicule tout terrain qui dévale sans peine le chemin. Tony conduit, et les deux cariatides s’adaptent au chauffeur. Mieux, ils dépassent même ses attentes. Ozzy met quant à lui sa frustration de côté et prouve son professionnalisme total en chantant merveilleusement bien sur cet album. Il déborde même de gaité lors de quelques secondes dans A National Acrobat (hahaaa !) et atteint une intensité inouïe sur le titre homonyme.

Sur le titre homonyme, justement, flotte déjà un certain parfum de différence. La noirceur brute présente sur des titres comme Into the Void ou Snowblind est ici nuancée par une certaine froideur qui rend le tout plus malaisant, plus caustique. La lourdeur inhérente à Black Sabbath gagne en subtilité avec ce morceau qui, selon moi, représente parfaitement la pochette évoquée plus haut. Dès les premières notes du riff, mes oreilles communiquent avec mon imagination et la fameuse pochette se manifeste automatiquement via un réflexe pavlovien. Le refrain, où plutôt le titre de la chanson, vociféré par un Ozzy qui va au-delà de l’effort suprême pour donner un timbre extrême à sa voix, se grave instantanément dans notre mémoire. Les changements de riffs et le final grandiose portent eux encore le sceau de ce groupe mémorable.

A National Acrobat est purement magnifique, avec son riff qui prend aux tripes et qui redouble d’émotion lorsqu’il est harmonisé. Ozzy délivre une complainte superbement mise en vers, son chant est un rasoir affilé sur ne cesse de trancher les callosités qui rendent notre âme insensible aux émotions véhiculées par l’art. On est transportées, puis vient le final, sauvage et galopant. On se prend un violent crochet et on reste pantois, avant d’en redemander.
Fluff est un morceau acoustique dont le seul intérêt est de proposer une accalmie après la tempête. Il est agréable à écouter, bien qu’un peu trop long et trop lisse à mon goût.

Les cordes vocales du sieur Osbourne semblent avoir été poussées jusqu’au-delà du paroxysme dans Sabbra Cadabra. Sans répit, et au cœur d’un rythme effréné et porté par une avidité dévastatrice, il s’extermine les cordes vocales pour libérer une agressivité démesurée. Le riff a un côté groove qui se trouve enrichi par une guitare doublée et une basse tonnante. La batterie est délicieuse de maîtrise et de solidité. Magnifique, mais ce n’est pas terminé. Un pont, un ralentissement dans la folie vocale d’Ozzy, et arrive le clavier de l’idole suprême. Bordel, Rick Wakeman avec Black Sabbath, je suis sur le point d’exploser ! Le pont connaît des intensités émotionnelles et esthétiques qui surpassent l’orgasme auditif, puis le morceau s’achève avec un bœuf apocalyptique, où le piano du blondinet de Yes se greffe au jeu encore une fois plein de groove des quatre génies de Black Sabbath.

Killing Yourself to Live est le parfait exemple de comment doser intelligemment les claviers avec un des guitares électriques et un jeu de batterie classique à la AC/DC. Un mélange audacieux, un savoir-faire solide et une inspiration sans faille pour qu’opère la magie de la nouveauté, l’alchimie entre la tradition et la modernité. Le final, inattendu, fait tout péter. C’est une éruption soudaine qui nous met en transe, qui vient nous secouer alors qu’on appréciait le morceau, bercé par un confort esthétique plaisant. On passe du calme à la fougue sans transition et c’est jouissif.

FX était la bizarrerie de l’album précédent, sur celui-ci, c’est Who Are You ? La différence entre les deux est notable : bidouillage électronique hasardeux pour le premier, et véritable chanson structurée pour le second. Ozzy est dans son élément, malsain, dérangeant et hypnotique tout le long. Le timbre de voix idoine pour ce morceau où le clavier est omniprésent, apportant un son du même acabit que la prestation vocale du dévoreur de colombes. Rudimentaire de prime abord, Who Are You ? s’avère être une belle surprise, se permettant même un petit boléro à mi-chemin.

Looking For Today est horrible. Rien que d’écrire ce titre, j’ai la mélodie qui vient dans ma tête, et ça me fout la nausée. Ce n’est pas possible, Black Sabbath n’a pas pu composer un titre aussi nul et convenu. Le riff est acceptable, les couplets passables, des adjectifs indignes d’un groupe ayant pondu quantité de chef d’œuvres avec aisance. Bon, jusqu’ici ça va encore, mais quand vient le refrain, c’est la lie du calice. L’air niais dans la voix d’Ozzy, cette boucle inifinie de nullité, ce marasme absolu qui fait mal aux oreilles…bordel, si Looking for Today était un humain j’aurais retourné ciel et terre pour pouvoir en venir en découdre contre lui avec violence.

Spiral Architect conclut l’album. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ici, Black Sabbath s’est inspiré de leurs compatriotes des Who. Ces accords de guitare lapidaires mais jouissifs, assénés pile au bon moment, le tout sous une cavalcade de cymbales agrémentée d’une rythmique assurée par la guitare, la basse et les claviers me dupent quelques secondes. On s’attend à entendre la voix de Daltrey, mais c’est bien un Ozzy éblouissant d’intensité passionnelle qui prête son organe à ce très beau morceau, émouvant et poignant. Encore une fois, l’acoustique et l’électrique se marient à merveille pour un résultat magnifique de justesse.

Les choses changent, et c’est pénible. Enfin non, pas toujours, mais il faut que ce soit bien fait, il faut des capitaines e navire qui savent ce qu’ils font, qui maîtrisent le gouvernail, la longue-vue et qui ne craignent pas les remous surpuissants de l’océan. Black Sabbath est un bâtiment excellement manié, et j’embarque volontiers avec eux pour accepter les vicissitudes du changement.

Ubuesque_jarapaf
8

Créée

le 21 août 2022

Critique lue 23 fois

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