Kristin Hayter fait partie de ces artistes où connaître le contexte de leur vie personnelle est essentiel pour saisir la portée de leur œuvre. Après trois albums publiés en tant que Lingua Ignota, elle procède à un changement de nom et un changement de style. Les terrifiants CALIGULA et SINNER GET READY traduisaient les violences physiques et sexuelles qu’elle subissait par son compagnon de l’époque – Alexis Marshall, leader du groupe Daughters – à travers un black métal particulièrement dur et abrupt mais extrêmement touchant, tandis que SAVED! conte sa rédemption sous la forme d’une cassette religieuse. Maintenant qu’elle va mieux, le projet Lingua Ignota n’avait guère davantage de sens. « To live … ye must be born again / Pour vivre… tu dois naître de nouveau ».
Caligula trouvait sa force dans sa radicalité sans demi-mesure. SAVED! au contraire, joue sur le tableau de la contradiction et de l’ambivalence, partagé entre le discours optimiste d’une femme qui a réussi à chasser ses démons, et l’atmosphère oppressante qui démontre que leur souvenir gravitera sans arrêt autour d’elle. Cette ambiance discordante est le résultat d’une instrumentation minimale. Tout d’abord, un piano préparé à l’aide de cloches et de chaînes qui donne cette sonorité si caractéristique des ambiances d’églises et toute la dimension de culte. Mais surtout, sa voix, tremblante et blessée, avec laquelle elle amène toutes les nuances des sentiments exprimés, confirmant par la même occasion que Kristin Hayter fait partie des chanteuses contemporaine les plus talentueuses.
L’album est un mélange de morceaux folk traditionnels à l’image du (très) grand THE POOR WAYFERING STRANGER, et de morceaux originaux. Le sommet du disque (et de l’année) se trouve probablement sur I WILL BE WITH YOU ALWAYS, véritable hymne schizophrène de six minutes qui n’a pas d’équivalent, mettant en scène une conversation de la chanteuse avec l’un de ses démons. Certes, les transitions d’hymnes religieux – THERE IS POWER IN THE BLOOD ; PRECIOUS LORD TAKE MY HAND ; NOTHING BUT THE BLOOD OF JESUS – ne sont pas forcément les pièces les plus impressionnantes, et pourraient même venir casser la dynamique installée, mais elles ont l’avantage d’inscrire l’album dans une dimension encore plus réaliste (et originale), l’immersion dans le monde de l’église étant totale.
Sous son apparente simplicité, il s’agit probablement d’une des œuvres les plus puissante de l’année 2023. Ce mélange antinomique entre espoir et perversion fait de SAVED! une proposition sonore unique qui jouit de son caractère énigmatique et qui, si l’on connaît le reste de la discographie de la chanteuse, est très surprenante. A son issue, on ne peut espérer qu’une seule chose : que Kristin Hayter aille mieux et continue d’exister.