A l’instar de Gérard de Nerval avec Sylvie, Genesis a construit avec Selling England by the Pound un rêve pastoral empreint d’une forte couleur locale et de sentiments universels. L’agneau n’est pas encore allongé sur Broadway : il reste avec le berger qui, méfiant, agite son bâton pour faire fuir les démons du monde moderne.


L’album s’ouvre sur une question, ou plutôt sur le récit d’une question : « "Can you tell me where my country lies?" said the uni faun to his true love's eyes ». Les guitares délicates de Steve Hackett et de Mike Rutherford font alors leur apparition, suivies de l’orgue tout aussi délicat de Tony Banks, bientôt remplacé par un piano qui apporte déjà un peu plus de nerf, et la machinerie progressive se met en place avant même que les premiers roulements de la batterie de Phil Collins ne se fassent discrètement entendre. Le ton est donné : la mythologie de l’album sera celle de l’Angleterre médiévale. Cet ancrage constitue un choix délibéré de la part de Peter Gabriel, chanteur et leader du groupe, soucieux de contredire la rumeur selon laquelle Genesis voulait surtout séduire les audiences américaines (cela ne les empêchera pas d’enchaîner avec The Lamb Lies Down on Broadway, l’un des albums les plus new-yorkais qui soit, mais bon…).


« Dancing With the Moonlit Knight » est à lui seul un chef d’œuvre, mais on peut en dire autant de « Firth of Fifth » et de « The Cinema Show ». Leur structure savante, leurs polyphonies superbes et leur raffinement exquis érigent chacun de ces trois morceaux en idéaux possibles du rock progressif. La tension constante entre authenticité touchante et puissance énervée se double d'une montée en intensité. Certains passages instrumentaux comme le solo de piano qui introduit « Firth of Fifth », écrite par Tony Banks, sont absolument fabuleux. Les rythmes sont travaillés (on trouve du 7/8 sur « The Cinema Show ») et les compositions sont émaillées de correspondances et de subtils rappels. On aimerait bien jeter un œil aux partitions et se les faire expliquer par un musicologue, ou juste les admirer pour la beauté de la chose, tant cela semble bougrement intelligent.


Insistons sur le fait que c’est extrêmement rare de trouver autant de chef d’œuvres auto-suffisants sur un même album de prog. On peut en dire autant de Animals de Pink Floyd (« Dogs », « Pigs » et « Sheep »), The Yes Album de Yes (« Yours is No Disgrace », « Starfish Trooper » et « Perpetual Change »), In the Court of the Crimson King de King Crimson… Mais plus souvent, les albums de rock progressif comptent au mieux un ou deux morceaux vraiment exceptionnels. Ne serait-ce que pour ça, Selling England by the Pound est l’un des plus grands albums de prog de tous les temps.


Avec l’épique « The Battle Of Epping Forest », tout juste un cran en dessous des trois titres susnommés, l’album contient quatre morceaux dont la durée est comprise entre 8 et 12 minutes. Cela permet de caser quatre autres titres plus courts tout en restant dans la durée globale très raisonnable de 53 minutes 41. Si l’on met de côté le final « Aisle of Plenty », qui n’est qu’une reprise du thème principal de « Dancing With the Moonlit Knight » permettant de boucler la boucle, les trois morceaux restants s’avèrent très différents les uns des autres et, pris ensemble, à contre-courant des quatre odyssées progressives, sans pour autant dépareiller. Ils se donnent pour de simples tranches de pastoralisme, des images arrêtées plutôt que des historiettes accélérées.


Steve Hackett a bien fait d’insister auprès de Tony Banks et Peter Gabriel pour inclure son instrumental « After the Ordeal » sur Selling England by the Pound : à défaut d’inspirer des sentiments supérieurs à la sympathie, ce titre au style « pseudo-classique » en incarne l’âme médiévale. Il permet également de relâcher un peu la pression entre « The Battle of Epping Forest » et « The Cinema Show », remplissant une fonction similaire à la gentillette « More Fool Me », chantée par Phil Collins, qui n’est pas encore l’insupportable chanteur populaire des années 1980 mais dont on peut déjà deviner le risque de dérive sirupeuse. Cependant, c’est "I Know What I Like (In Your Wardrobe)" qui devient le premier single du groupe au Royaume-Uni malgré l'allure hermétique et sévère de ce morceau qui s’apparente davantage à un réveil conscient qu’à une rêverie.


Outre la flûte de Peter Gabriel, la palette sonore de l’album est enrichie par des instruments rares qui rendent le son très typé et unique en son genre. La guitare 12 cordes, qui produit un son particulièrement riche en harmoniques, apporte ainsi une touche de magie sur l’outro de « Dancing With the Moonlit Knight » et sur l’introduction de « The Cinema Show ». Tony Banks utilise un mellotron et un orgue Hammond, ce qui est plutôt classique pour l’époque, mais devient également un pro de l’ARP Pro Soloist, l’un des premiers synthétiseurs programmables, qui constitue alors un petit bijou de technologie et devient le chouchou de certains claviéristes dans des genres aussi variés que le jazz, le funk et le rock progressif. Le solo de 4 minutes 30 qu’il interprète sur « The Cinema Show » est probablement le meilleur qui ait jamais été interprété sur cet instrument.


A l’instar des paroles de « The Battle Of Epping Forest », dont les protagonistes sont des membres de gangs londoniens et non de preux chevaliers, Selling England by the Pound maintient la confusion entre les époques. Sommes-nous dans l’Angleterre moderne ou en plein Moyen-Âge ? Peu importe. Les albums comme ceux-ci n’ont pas d’époque : ils vibrent en nous jusque dans la nuit des temps.

Kantien_Mackenzie
10

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le 18 mai 2020

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