Depeche Mode, chapitre 8 : « Songs of faith and devotion » ou la décadence.

Madrid, Espagne, 1992 : Daniel Miller était un producteur et manager de plus en plus comblé…après avoir repéré ce qui allait constituer un des plus grands groupes de rock de la décennie 80/90 il ressentait une certaine satisfaction depuis qu’il avait laissé son groupe fétiche : Depeche Mode dans les mains expertes du producteur Flood avec lequel il avait enregistré son best-seller mondiale : Violator. Tout fébrile, il était en route pour le studio loué par son groupe adoré et par Flood pour observer l’état d’avancement du prochain album qui aura la lourde tâche d’être au moins aussi créatif que le précédent!


Daniel Miller : -Ding dong « Ouvrez les gars c’est dani! »


(Personne n’ouvre…Dani se contente donc d’apprécier le silence)


Daniel Miller : -Bon vous allez m’ouvrir…parce que contrairement à vous je n’en ai pas « jamais assez » mwarf!


(suite à cette blague de mauvais goût Martin ouvre la porte et accueille le brave homme)


Daniel Miller : « hé ben c’est pas trop tôt! »


Martin Gore : « Non effectivement… «


Daniel Miller : « Bon…comment se passe l’enregistrem…euh c’est quoi ce chantier? »


Martin Gore : « Ha ça? euh…les maquettes de mes chansons…euh enfin des machins récupérés par Flood aussi… »


Daniel Miller : « Mais…où sont les autres? Tu es seul? »


Martin Gore : « Ha non…il y a Andrew Fletcher qui était avec moi en train d’examiner les rayons du soleil sur la terrasse…le soleil est tout à fait fascinant en cette période de l’année et… »


Daniel Miller : « Ouais ouais…mais sinon les deux autres pivots artistiques du groupe…ils sont où??? »


Martin Gore : « Dave est dans sa chambre à écouter du grunge et à peindre sur des toiles…et Alan… »


(BOUM BOUBOUM BOUBOUBOUUUUM!!!!)


Daniel Miller : « HAAAA MAIS QUE SE PASSE T-IL ICI GRAND DIEU??? »


Martin Gore : « Euh…ha ça c’est Alan justement…depuis qu’on l’a relégué à la batterie et qu’il a une batterie pas seulement électronique pour enregistrer l’album il se défoule pas mal dessus… »


Daniel Miller : « Se défouler? Mais de quoi? Et pourquoi Dave s’isole de la sorte? Lui non plus ne s’est toujours pas remis de la sortie de l’album « Nervermind » de Nirvana??? »


Martin Gore : « C’est pire que ce que vous croyez…quand on s’est retrouvés pour enregistrer l’album il était à peine reconnaissable… »


Bref, les attentes de Daniel Miller qui s’attendait à voir un groupe totalement soudé et déterminé s’étaient évanouies en quelques minutes…Le nouveau Dave Gahan qui était à présent l’archétype même de la rock-star : cheveux longs, amaigri, légèrement barbu, et tatoué, après l’album « Violator » pris un virage très dangereux : il divorce, déménage à L.A avec sa nouvelle femme (probablement une ancienne groupie du groupe…bien camée elle aussi ce qui ne l’aidera pas du tout), se laisse bercer par la scène grunge émergente et évidemment sombre dans la drogue (et pas le petit pétard du dimanche soir…en quel cas y aurait encore de l’espoir).


Car « Songs of faith and Devotion » plus que n’importe quel album de Depeche Mode est un disque qui a totalement su absorber l’état d’esprit de ses créateurs…à savoir un état d’esprit pas terrible mais en vue de le transcender…ce qui donnera lieu à un album extrêmement sombre et désespéré (probablement le plus torturé de toute leur carrière et c’est pas peu dire!). Dave et Martin seront tombés d’accord sur au moins un point (en fait 2) : il était hors de question de faire un second « Violator » , Depeche Mode s’est toujours réinventé il se réinventera toujours! De plus, impossible de faire l’impasse sur le bouleversement rock et culturel qui a frappé de plein fouet le début des années 90 : le grunge, et le retour à un rock lourd et torturé.


Donc ce nouvel album de Depeche Mode sera rock…plus rock que jamais…et « I feel you » ouvrant l’album en sera la preuve! Possédant un riff de guitare presque aussi efficace et encore plus bluesy que celui de « Personal jesus » et un rythme très rentre-dedans avec un Alan Wilder cognant sa batterie avec une puissance de bûcheron…le groupe se fraie un chemin sur des sentiers jusqu’à présent à peine entrouverts : celui d’un rock lourd qui pour le coup semble bien mis en avant face à l’electro pure… Et pour ce qui est de Dave Gahan…non content d’avoir acquis un pic de charisme dans toute sa carrière (sorte de mélange entre Jim Morrison et Kurt Cobain) il se targue en plus de revenir pas seulement avec plusieurs grammes d’héroïne dans les veines mais avec une puissance vocale à faire trembler les murs! Son « I FEEEEEEEEL YOU!!! » commençant chaque couplet est tellement grave et puissant à la fois qu’on a tout simplement l’impression qu’ils ont changé de chanteur depuis leurs 5 ou 6 premiers disques…


Mais « I feel you » n’est pas un cas isolé…un grand morceau parmi d’autres…non! « Songs of faith and devotion » est rempli à craquer de grand morceaux! Les trois premiers titres sont des chef d’œuvres pour ainsi dire, ce qui inclue également « Walking in my shoes », et « Condemnation ». Le premier est un morceau de rock toujours légèrement pop avec de subtiles touches électroniques (Depeche Mode sur cet album s’est finalement décidé à devenir un groupe de rock utilisant l’electro et non l’inverse…). La mélodie de ce morceau est pour ainsi dire magique…envoûtante! La thématique est plus que jamais celle du péché et de la repentance : « Je voudrais vous parler des choses qu’ils m’ont fait vivre, de la douleur à laquelle j’ai été assujetti mais le Seigneur lui-même rougirait.
Des innombrables festins déposés à mes pieds, des fruits interdits que je dois manger, mais je crois bien que votre pouls commencerait à s’affoler. À présent je ne cherche pas l’absolution, ni le pardon pour toutes ces choses que j’ai faite. Mais avant que vous n’arriviez à de quelconques conclusions…essayez donc de marcher dans mes pas, essayez donc de marcher dans mes pas…vous trébucherez dans les traces que j’ai laissé, ferez les même rencontres que j’ai faite.
Si vous essayez de marcher dans mes pas…si vous essayez de marcher dans mes pas. ». Bon voilà…là au moins c’est clair le père Gore espère plus que désespérément qu’avec un tel texte son ami héroïnomane voit le message à peine subliminal et revienne à la lumière! En tout cas…j’ai beau chercher je vois très peu d’artistes dans le rock et dans la musique en général qui possèdent un tel talent d’écriture…comparer ces paroles à celles de « I just can’t get enough » est assez édifiant je le répète!


Le chef d’oeuvre suivant, « Condemnation », est un gospel/rock…et un grand titre…Dave Gahan livre là la plus grande performance vocale de toute sa carrière (selon lui, et selon Martin)…on sent une grande détresse (« Condemnation…WHYYYY??? ») mais aussi une grande force et une réelle combativité dans sa voix…c’est vraiment touchant! Cette touche de gospel quasi-religieuse est également une des (nombreuses) nouveautés du disque…on la retrouvera également sur « Get right with me » par la suite…titre un peu plus rythmé toujours avec un apport de chœurs de noires/américaines en fond qui renforcent l’aspect « sacré » des chansons! L’aspect sacré et religieux prédomine en effet sur ce disque…surtout sur le très beau « Judas » chanté par Martin où la cornemuse et les synthés créent une texture sonore chaleureuse et apaisante…un des rares moments du disque où on respire un peu! « Songs of faith and devotion » possède à ce niveau là une diversité musicale encore supérieure à son prédécesseur il faut bien le reconnaître. Entre rock, musique électronique (principalement sur « Higher love » venant clore l’album avec des claviers aériens phénoménaux!), rock d’inspiration blues et grunge (« I feel you », Mercy in you », « Rush »…), et même musique classique avec de superbes violons sur « One caress » (chanté par Martin), le groupe se joue des genres et devient instantanément le maître des lieux qu’il décide de visiter…on appelle ça le génie tout simplement!


Pourtant les membres du groupe ne s’entendaient vraiment pas à cette époque à cause de conflits internes de plus en plus persistants : Dave qui s’isole du groupe et se shoote en douce, Martin et Alan qui manquent d’en venir aux mains à plusieurs reprises pour désaccords musicaux (sur le morceau « Judas » notamment), et Andrew qui se désintéresse petit à petit de tout jusqu’à faire une dépression nerveuse une fois le groupe en tournée…on ne peut pas dire que ça soit la joie! L’avantage (ou inconvénient car on peut imaginer que certains seront réfractaires à l’ambiance asphyxiante que le disque déploie assez régulièrement) c’est de proposer une musique habitée par une tension palpable à chaque instant!


Il faut entendre la rage à peine contenue de Dave Gahan à la fin des refrains de « Mercy in you » où sa voix se déchaîne sous fond de riffs de guitare incisifs et de synthés torturés et poisseux! Il faut l’entendre particulièrement sur « In your room » (peut-être le sommet du disque) : son intro inquiétante, sa batterie impitoyable, ses synthés insalubres et fantomatiques qui vous donnent l’impression d’être au purgatoire, et ces chœurs véritablement possédés venant ajouter à l’atmosphère morbide du morceau! Ce titre est un sommet de noirceur comme on en a très peu fait dans l’histoire de la musique…peut-être encore plus qu’un « Joy Division » (à noter qu’il existe une version single bien plus soft et inondée de guitares un peu grunge…ce qui ne sonne pas mal non plus mais enlève la claustrophobie originelle du titre)! Quand on écoute ce morceau et qu’on sait à quel point la « chambre » de Dave était devenu son cocon destructeur ça fait vraiment froid dans le dos…ce dernier aura beau livrer une performance vocale mémorable sur chaque extrait…le canaliser sera parfois difficile au vu des crises de démence mystiques dont ce dernier sera parfois frappé pendant l’enregistrement! « Rush » est le sommet du disque en matière de fougue et de noirceur…bien qu’il n’y ait pas de « guitare », les synthés produisent des riffs phénoménaux et des saturations qui pourraient tout aussi bien être produites par des guitares…la batterie est encore une fois redoutable, et Dave Gahan pousse sur sa voix comme jamais…le groupe fait preuve d’une violence assez peu commune ici!


Et oui…il est loin le temps des « garçons coiffeurs de Basildon » (comme certains critiques se plaisaient à les appeler)…on a pour ainsi dire oublié la bande de jeunes joyeux branleurs qu’ils étaient à leurs débuts…ici Depeche Mode est plus que jamais un groupe mythique au sommet de sa créativité œuvrant dans un rock sombre et dépressif mais paradoxalement furieusement éclectique et profond! Si l’album est à peine moins cohérent que « Violator » il n’en demeure pas moins que ce « défaut » est largement compensé par une audace et une richesse encore supérieure à son grand frère…(il arrive même que cela soit l’album préféré de certains fans) et un chef d’oeuvre de plus au compteur un!


Néanmoins, les failles apparues pendant l’enregistrement du groupe (qui sera soulagé en voyant que l’album ira directement au sommet des charts et se vendra presque aussi bien que « Violator » au final) se concrétiseront en tournée. Le groupe partira à la conquête du monde pendant deux ans : de 93 à 94 et livrera certains de ses plus grands shows à ce jour (dont un immortalisé dans le live « Devotional » qu’il faut à tout prix posséder). Mais les conflits d’ego entre Martin et Alan (dont seul Dave était encore l’ami à ce moment là…mais un ami de moins en moins présent) finissent par couler le groupe petit à petit. En 1995, le batteur et synthé prodige quitte le groupe…Depeche Mode ne pouvait pas jouer sur la corde sensible pendant si longtemps sans perdre énormément à un moment donné, l’un de ses principaux pivots créatifs tire alors sa révérence…et nul ne sait si le groupe existe encore et pourra continuer.


-Daniel Miller (bien plus tard) : « J’ai vu Alan Wilder, modifier totalement des morceaux de Martin Gore et passer des heures, voir des nuits entières en studio a travailler dessus…….
Son nom n’a jamais été crédité sur aucun morceaux…. »

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le 25 nov. 2016

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Venomesque

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