Spirit of Eden
8.1
Spirit of Eden

Album de Talk Talk (1988)

Je souhaiterais évoquer une notion d'une rareté pure: le sublime. Lorsqu'un événement paraît tellement démesuré, extraordinaire, unique, dans un instant qui semble une fuite, que l'homme heurte, contemple, et accepte son absurde insignifiance. Comme une soudaine apparition, il grave dans le marbre la moindre nuance d'émotion, d'une force qui frise la terreur. Il élève les sens vers l'ultime stade de la béatitude. Cet instant transcende l'homme, la connaissance, la réalité.


Il m'apparaît aujourd'hui qu'il n'existe pas d'émotion plus étrange, saine, et absolue. Comme une alchimie de toutes les possibilités. Et la seule réaction face à cette incommensurable pureté, est de tomber à genou, de vider son âme de toutes les larmes qui l'animent.


Est-il possible de revivre une telle félicité ? Comment provoquer ce sublime ?


L'ombre du sublime est la fatalité de l'aléatoire, le hasard: l'accident. L'essence du sublime est qu'il dépasse l'humain. Impossible de le prévoir.


C'est en cela que Spirit of Eden me saute aux yeux comme une expérience personnelle du sublime.
Il ne s'agit pas simplement d'une œuvre peaufinée à la perfection, qui amène à une réflexion sur la musique populaire, sur la musique savante, sur la Musique. Il n'a pas été conçu simplement selon une architecture pointilleuse, sans la moindre souillure au sein de la cathédrale. Il ne s'agit pas simplement d'une succession de six morceaux parfaits qui se complètent et s’embellissent. Il ne s'agit pas non plus que d'un prodige de production, faisant appel à de multiples instruments, qui se découvrent et se redécouvrent sans cesse à chaque nouvelle écoute. Ou qu'un simple manifeste de composition moderne, le rendant en cela intemporel.


Ce serait réducteur.


Dans une interview célèbre de 1998, Mark Hollis, unité centrale de l'œuvre, décerne quelques conseils de compositions. Chaque astuce est aussi précieuse qu'une autre, mais je ne vous partagerai que celle-ci: "Quand vous improvisez, et que vous jouez quelque chose pour la première fois, lorsque vous le rejouez en vous disant que vous aimez cela, vous ne parvenez pas vraiment à reproduire cette première fois." Hollis évoque ici l'importance de l'instinct en composition, du hasard. Il s'agit d'un aspect de sa musique qui se ressent après plusieurs écoutes. Il y a énormément d'improvisation. Pas de l'improvisation façon jazz ou jam band comme on pourrait l'entendre, mais de l'improvisation dans l'acte de composition en lui-même. Ce n'est pas un instrument qui, en suivant une trame, se permet quelques improvisations, c'est la musique elle-même. Spirit of Eden se veut ainsi un disque d'une honnêteté, d'une simplicité, qui resplendit jusque dans les plus lointaines étapes de sa confection. Le petit pas de côté qui en fait un chef d'œuvre parvenant à bouleverser est ce petit rôle de l'accident. A force d'expérimenter, Talk Talk a accidentellement atteint une sorte de perfection au sein de sa recherche. Comme un état d'équilibre dans la musique, amenant à une brillante accumulation de beauté, de richesse, de douceur... de pureté.
En cela, Spirit of Eden est sublime.


Le groupe décide avec cet album d'exploser le budget imposé par EMI. Le label veut un nouveau "Life's What You Make It". Talk Talk en décide autrement. La première face est une suite en trois mouvements que je ne parviens pas à dissocier. "The Rainbow" se veut une aurore timide mais radieuse. Les instruments semblent chuchoter, avant de tous se réveiller au cri de l'harmonica, pour laisser Mark Hollis nous envoûter, porté par un petit orgue remarquable, loin d'être aussi envahissante que d'ordinaire. "Eden" porte sans doute l'un des plus beaux moments du post-rock, par un crescendo subtil d'une classe fabuleuse, où se rejoignent arpège de guitare et orgue. Normalement arrivé là, ce disque vous a déjà ébouriffé. Puis vient le final "Desire", quand le soleil est à son zénith, et son explosion de percussions aléatoires sur laquelle viendra se poser chaque instrument bouillonnant d'énergie, notamment cette guitare à la distorsion volcanique.
Face B. Pas de repos, "Inheritance" nous prend instantanément aux tripes, notamment par ce refrain monumental. Difficile pourtant de bien comprendre les strates de ce morceau, qui est une superposition de performances minimalistes.
Après le déluge vient l’éclaircie. Une lumière transperce les nuages, et vient caresser l'océan. "I Believe in You" est sans doute le sommet de ce disque. Ici pas de crescendo, pas de refrain, uniquement l'intimisme des émotions. La guitare semble rêver, bercée par une section rythmique impeccable. Mark Hollis est ensuite aspiré par les choeurs de la cathédrale de Chelmford, affirmant l'onirisme d'une telle prouesse.
Le soleil se couche sur "Wealth", où la simplicité du disque se concrétise, s'éteint. Un orgue, une légère basse, et une voix qui semble appeler la Terre.


Dithyrambique moi ? Ne pas l'être serait manquer de respect à la sensibilité qu'apporte cet album.

Opotiti
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs albums post-rock, Top 10 Albums, Les meilleurs albums des années 1980, Les meilleurs albums anglais des années 1980 et Les meilleurs albums de rock

Créée

le 16 sept. 2016

Critique lue 1.2K fois

17 j'aime

3 commentaires

Boris Minéral

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

17
3

D'autres avis sur Spirit of Eden

Spirit of Eden
Clementinet
10

Et dieu parla à Mark

« Mark Hollis, petit branleur », s’écria le Dieu de la musique d’une voix puissante, semblable à celle qui avait interpellé Moise des profondeurs du buisson ardent . « Tu vas me laisser tomber tes...

le 3 août 2015

23 j'aime

11

Spirit of Eden
Opotiti
10

Écouter Spirit of Eden et mourir

Je souhaiterais évoquer une notion d'une rareté pure: le sublime. Lorsqu'un événement paraît tellement démesuré, extraordinaire, unique, dans un instant qui semble une fuite, que l'homme heurte,...

le 16 sept. 2016

17 j'aime

3

Spirit of Eden
FlorianExcessivement
10

La pudeur d'un génie

Nombreux sont les artistes qui perdent leur essence au fil de leur discographie. Le succès d'un opus leur ayant fait perdre la tête, ou simplement l'inspiration. Certains n'ont pas l'élégance de se...

le 29 mai 2015

17 j'aime

Du même critique

Spirit of Eden
Opotiti
10

Écouter Spirit of Eden et mourir

Je souhaiterais évoquer une notion d'une rareté pure: le sublime. Lorsqu'un événement paraît tellement démesuré, extraordinaire, unique, dans un instant qui semble une fuite, que l'homme heurte,...

le 16 sept. 2016

17 j'aime

3

Mark Hollis
Opotiti
7

Timidité stochastique

La discographie de Talk Talk est l'une des plus fascinantes qu'il m'ait été donné d'écouter. Vous avez tout d'abord The Party's Over, pur album de synth pop 100% kitsch. Puis It's My Life toujours...

le 11 oct. 2015

9 j'aime

1

Sap (EP)
Opotiti
9

Ne surtout pas ignorer ce disque

Trois ans après un début sur "Facelift", très très bon album de hard, ALICE IN CHAINS prend un petit virage acoustique sur cet EP. Petit car il ne contient que quatre morceaux. On peut alors dire...

le 11 oct. 2015

8 j'aime