The Documentary
7.6
The Documentary

Album de The Game (2005)

L'histoire de Jayceon Terrell Taylor peut s'apparenter à un conte de fées. Sauf qu'ici les fées portent des gilets pare balle et brandissent des AK-47 au lieu des baguettes. Issu de Compton en Californie, ville tristement célèbre pour ses échauffourées entre gangs, il n'était pas non plus sûr qu'il finisse marié avec beaucoup d'enfants, mais plutôt mort avant ses vingt bougies. Pourtant c'est bien la tête du même Jayceon, devenu The Game, que l'on retrouve sur la pochette de son premier album "The Documentary" en 2005. Fixant l'objectif avec un air hautain, couvert de tatouages, chaîne autour du cou et assis sur des jantes en or coûtant la peau des fesses de strip teaseuses de clips ; tout semble aller pour le mieux pour la nouvelle sensation de la West Coast.

La vie n'a cependant pas toujours été rose pour lui. Disons que le jeune Game a beaucoup vu rouge pendant son enfance, et ce n'est pas qu'une image. Elevé dans la culture des gangs depuis son plus jeune âge, il a vu les gens autour de lui se détruire les uns les autres pour une guerre dont ils semblent eux-mêmes avoir oublié la cause. Principalement entre les Crips et les Bloods, ou si vous préférez les bleus et les rouges. Un port de la mauvaise couleur dans un quartier pouvait vous valoir une balle, c'est aussi simple que ça. Sans compter les règlements de compte en pleine rue, les drive bys, et les rues polluées par les deals de drogues en tout genre. Cette violence, Jayceon était dedans jusqu'au cou. Des parents affiliés au gang des Crips qui n'hésitaient pas à jouer du Mac 10 ou à fournir les crackés du coin, on a vu mieux pour démarrer dans la vie.

A l'époque, lorsque ce ne sont pas les balles qui sifflent ou les alarmes des ambulances qui rugissent, c'est un tout autre bruit qui résonne dans Compton. La musique de cinq gaillards peu recommandables qui crient sans vergogne "Fuck Tha Police" créée l'émulation dans toute la ville. Ils se font appeler "N.W.A" pour "Niggaz With Attitudes" et leur album "Straight Outta Compton" devient instantanément la clé de voûte de ce que l'on appellera le gangsta rap. Imposant la côte ouest sur le paysage du rap pour un bon moment.

C'est à l'âge de seulement 10 ans et sur le tournage d'un clip du "groupe le plus dangereux du monde" que le jeune Jayceon fera la rencontre de son idole, Eric Lynn Wright aka Eazy-E. L'un des moments les plus marquants de sa vie. Reconnaissable à sa voix de canard et ses lunettes de soleil, il est le leader du quintet avec en son sein un certain Dr. Dre, qui deviendra le mentor du futur The Game. Toutefois en 1989, l'histoire n'est pas encore écrite, et le gamin va encore rencontrer plusieurs embuches sur son chemin.

Rien qu'à l'âge de 13 ans il verra son frère de 4 ans son aîné se faire descendre devant ses yeux. Celui-ci venait de signer un deal avec un label, mais ne survivra pas à ses blessures. La prise de conscience fut rude pour le jeune frère mais il comprit qu'il devait s'écarter le plus possible des travers de la rue. Quand on évolue dans un univers aussi brutal il est facile de perdre pied. Pourtant il rejoint le Compton High School et se découvre un bon niveau en tant que joueur de basketball. Il y voit un moyen d'échapper aux tentations, surtout qu'au même moment son grand frère George Taylor III devient le leader d'un gang de Bloods. Diplôme en poche le voilà à la Washington State University où la carrière de joueur professionnel se dessine. Malheureusement avec des drogues en sa possession il fut expulsé de l'établissement. Son échappatoire pour une vie sans vis vient de se refermer brusquement. Retour à la case départ. Cette fois s'en est trop, et c'est tout de rouge vêtu que Jayceon entre de plein pied dans le monde des gangs, rejoignant son frère George.

Lui qui était simple spectateur de cette escalade de violence étant gosse en devient alors l'un des acteurs une fois adulte. On peut penser alors que son destin ne sera plus différent de tous les membres de gangs de son âge. C'est alors que l'histoire décide de le ramener brutalement à la réalité, ayant d'autres plans pour lui que de finir tué au détour d'une ruelle, criblé de balles. C'est pourtant ce qui faillit arriver. Une nuit d'octobre 2001, Jayceon Taylor se fait tirer dessus à cinq reprises à son domicile. Il réussit malgré tout à appeler l'ambulance et à s'en sortir après être resté trois jours dans le coma.

Ayant évité de peu la mort, et après avoir retrouvé ses esprits, Taylor se dit que finalement une autre voie est possible et se lance dans le monde du rap. Univers tout aussi violent mais peut être la dernière chance qu'il lui reste s'il ne veut pas finir les deux pieds devant. Toujours de rouge vêtu, il devient alors The Game en référence à sa grand-mère qui disait de lui "qu'il était prêt à tout" ("he was game for anything"). Le label The Black Wall Street Records est alors crée par le rookie et son frère. Une mixtape sera faite, "You Know What It Is Vol.1" ce qui leur permettra de signer sur le label indépendant Get Low Recordz tenu par la tête d'affiche du coin, JT the Bigga Figga. La légende veut que cinq mois plus tard, la galette a atterrit entre les mains du fondateur d'Aftermath Entertainment. Devenu une véritable légende du rap californien, un producteur de génie et un entrepreneur avec du flair, Dr. Dre signe The Game en 2003 afin de faire rentrer son nouveau protégé dans la légende. Les acteurs sont en place, l'histoire peut commencer.

Il faut dire qu'ils en ont des choses en commun. Ils viennent d'abord tout deux de Compton, où l'un est une légende vivante, tandis que l'autre ne demande qu'à marcher sur ces propres traces. Game a Eazy-E, l'ancien partenaire de Dre tatoué sur le bras droit, et "N.W.A", leur ancien nom de groupe sur le pec' droit. De quoi rendre nostalgique le docteur. Seulement Dre voit plus loin, il pense marketing et voit en Game un potentiel immense afin de prendre d'assaut une nouvelle fois les charts américains.

Ce scénario ne vous rappelle rien ? La mixtape qui se retrouve entre ses mains, Dre qui signe l'artiste sur le champ, le produit lui-même de A à Z, jusqu'à ce qu'il devienne une star internationale ? Eh oui, c'est du côté de 50 Cent que nous rencontrons des similitudes. Ils viennent tous les deux d'un univers violent, ont connu les travers de la rue, et cerise sur le gâteau, se sont fait tirés dessus à maintes reprises en échappant de peu à la mort. Avec Fifty, Dre avait touché le gros lot, maintenant qu'il a signé The Game, c'est le jackpot. Ne voulant pas brusquer les choses, Dre va garder son poulain bien au chaud et travailler son image. Tout d'abord il présente les deux compères qui sont censés tant se ressembler. En 2003, 50 Cent est intouchable. Son premier opus "Get Rich or Die Tryin" est un succès planétaire et a fait de lui le rappeur le plus en vue du moment. De plus, il est le leader d'un des crews les plus importants de ce début de décennie, le G-Unit. Sorte de dream-team comprenant Tony Yayo et Llyod Banks et qui s'est vu greffer du sudiste Young Buck et de la chanteuse Olivia en deux ans. The Game devenait alors l'élément manquant. Le type des gangs venant de Californie. L'équipe était au complet pour tout emporter sur son passage. Après des caméos dans des clips ou quelques couplets sur des titres par-ci par-là, et une fois que sa cote ait bien monté, il est temps pour The Game de rentrer dans la cour des grands.

Une chose est sûre, Dre n'a pas lésiné sur les moyens pour entourer son protégé. Encore plus qu'avec 50 Cent, il convoque la crème de la crème de la scène rap américaine. Rien que la liste entière des personnes conviées a de quoi transformer "The Documentary" en un disque collector. Même si The Game transpire la Californie, on retrouve malgré tout des producteurs de tout horizons. Kanye West apporte sa patte soulful de Chicago, le duo Cool & Dre le côté clinquant de Miami, tandis que Just Blaze (la fête forraine sonore qu'est "No More Fun & Games"), Havoc ou encore Hi-Tek (l'électrisant et pessimiste "Runnin'") expriment leur vision du rap façon côte Est. Timbaland apporte la touche de folie alors qu'Eminem, après avoir signé une prod sur les opus de Fifty et de Jay-Z, se remet derrière les platines ("We Ain't"). Dr. Dre signe naturellement de sa griffe unique son lot de titres et supervise le tout de A à Z comme à son habitude. Cependant la liste ne s'arrête pas là, car des invités de marque sont aussi attendus pour venir partager le micro avec le rookie. Busta Rhymes, Faith Evans, Eminem (qui cumule les rôles), 50 Cent, Nate Dogg ou encore Mary J. Blige viennent s'ajouter sur la photo de famille. On se croirait à une distribution de prix où tout le gratin se serait réuni alors qu'il ne s'agit que de travailler sur un seul et unique album. Preuve que Dre a le bras long et qu'il mise gros sur ce coup.

Le projet qui paraît parfait de bout en bout, rôdé jusqu'au moindre détail et avec sa mécanique bien huilée signée Dre aurait pourtant pu tomber à l'eau. Game aurait pu ne pas être le talent que l'on attendait, n'avoir rien à dire, ou pire, n'être qu'un simple projet marketing périssable. Mais rien de tout cela n'est arrivé, car Game possède quelque chose qui le caractérise, qui transparait lorsqu'on l'entend rapper ; il a pour lui ce côté authentique (autrement appelé "street credibility"). Même si l'on peut se permettre une réflexion sur la véracité de certains des faits racontés bien entendu. Mais tous les événements survenus durant sa jeunesse serviront de pierre angulaire à ce "Documentary", où il nous raconte rien d'autre que sa vie. 17 titres, 17 histoires de galère, de violence, de déception. Tout ça raconté par un type qui veut donner le meilleur de lui même et ne vit rien d'autre qu'un rêve éveillé.

Les textes de Game sont remplis de références à ces stars qu'il adulait encore quelques années auparavant. Parfois poussé un peu trop loin, notamment avec l'abus de name-dropping (le fait de citer des noms de personnes dans ses textes, et principal défaut de Game selon Dre), l'amour que le rappeur porte pour ces légendes qu'il fréquente à présent est cependant réel. Arrivé sous les feux des projecteurs du jour au lendemain, Game est conscient de la chance qu'il a d'être entouré des pontes du milieu et leur rend à sa façon. Il va reprendre des mesures de Nas ("cause sleep is the cousin of death" dans "Dreams"), citer les deux disparus 2Pac et Biggie ("mo' money mo' problems and I lost my best friend"), rectifier le tir quand on l'accuse d'un beef avec Jay-Z à cause d'une rime dans son titre "Westside Story" (au milieu du titre "The Documentary" il y a un bout d' interview où l'on entend dire que c'était pour Ja Rule et qu'il ne s'attaquerait jamais à une "légende"). On retrouve également dans le titre éponyme son émerveillement d'avoir un titre avec la diva du R'N'B Mary J. Blige ("If I die my niggas fuck this, I did a song with Mary J. Blige my niggas"). C'est pourtant Dre qui doit être le plus cité, d'une telle manière qu'on a vraiment l'impression que le docteur opère une vraie figure de père, de mentor, de guide pour le rappeur qui a encore tant à démontrer.

L'album ne se résume pas pour autant à de la contemplation envers ses pairs. Bien qu'encore imparfait, le flow de Game tient la route. Là où celui de son compère 50 Cent semble plutôt paresseux, le sien est plus malléable et s'adapte plutôt bien aux différents rythmes. Fait plus rare, Game arrive à faire ressentir une véritable émotion dans son phrasé. Notamment dans le dépressif mais réaliste "Don't Need Your Love"(featuring Faith Evans et produit par Havoc). Ou encore avec le très introspectif "Start From Scratch" où il nous parle directement dans l'intro et où on l'imagine seul chez lui, bouteille d'alcool à la main, à la limite des sanglots. Avec 17 titres (+ une intro) l'album aurait pu avoir quelques longueurs mais la diversité des ambiances et des featurings le rend hétérogène sans pour autant perdre de sa personnalité. Ainsi "Where I'm From" avec le tueur californien des refrains Nate Dogg qui sonne comme LE titre West Coast par excellence se mêle très bien à des sons plus catchys ou plus soulful. L'opus concentre au contraire en son sein une homogénéité qui force le respect.

Les singles sortis en sont la preuve. "Westside Story" (avec 50 Cent au refrain) fut le premier d'entre eux. Avec ses notes de claviers à la fois lourdes, pesantes en premier lieu et d'autres plus claires mais tout autant hypnotiques en fond, le titre façonné par Scott Storch, épaulé par Dre rappelle un certain "Still D.R.E." et débute l'album façon bulldozer. 50 Cent a eu son hit-banger "In Da Club", The Game aura "How We Do". Plus lent et simple dans la construction, il se révèle tout aussi efficace. Les notes de piano rentrent immédiatement en tête tout comme le refrain et la façon dont les deux lascars ont d'exagérer les fins de phrases. Les ingrédients sont réunis pour signer l'un des titres les plus marquants de 2005. "Hate It or Love It", toujours en featuring avec le bodybuildé Fifty, marque tout de suite un changement d'ambiance. Avec le sample de "Rubberband" par The Trammps et son sample vocal sublime, Cool & Dre offrent une instru léchée, aux couleurs chaudes, qui sent bon le soleil californien. Où il est question de conter les galères vécues dans leur quotidien avant de connaître la gloire, bien installé dans leur lowrider. "Work with Kanye West was a "dream". Rêve exaucé grâce au single suivant, "Dreams". Le natif de Chicago offre un des meilleurs rendus de l'album avec un travail très soigné avec une très bonne ligne de basse et la juxtaposition parfaite des samples vocaux. Ce titre permet de se rendre compte une fois de plus de l'importance de Dre pour Game quand celui-ci parle de son coma et lâche "I woke up of the coma in 2001, in the same time Dre dropped 2001". Comme si tout était écrit d'avance. "Put You on the Game" est le cinquième et dernier single. Produit par Timbaland en collaboration avec Danja le titre, complètement dément comme seul Timbo sait en faire, est surtout le moyen pour Game de se laisser à un ego-trip tout en usant et usant de name-dropping. Rien qu'à travers ces cinq titres, la personnalité de The Game transparaît ; celle d'un gangster grande gueule tout en étant introspectif et conscient de la chance qu'il a d'être parmi les meilleurs.

D'ailleurs il semble n'avoir pas vraiment douté de ses chances lorsqu'il cite "The Documentary" dans un jeu de mots très ingénieux dans le refrain du titre du même nom en compagnie des plus grands classiques du rap US. Les mêmes qu'il avait demandé à son frère de lui apporter lors de son réveil du coma afin de parfaire sa connaissance rapologique. Le dernier titre de l'album, "Like Father Like Son" est le plus touchant de tous et permet de tordre le cou à ceux qui ne voyaient en Game qu'un rappeur sans cervelle, et surtout sans cœur. Pendant 5mn 27 et avec Busta Rhymes au refrain, on retrouve Jayceon Terrel Taylor qui enlève son costume rouge de rappeur star et endosse celui d'un père qui s'apprête à avoir un enfant. Conte de l'accouchement de sa femme, le rappeur grande gueule redevient un simple homme avec ses doutes et ses faiblesses. Comme lorsqu'il dit qu'il retient son souffle, qu'il a oublié l'appareil photo dans le coffre, ou qu'il tremble de partout.

Ayant commencé à la première place du Billboard 200 américain, vendu 586 000 copies dès la première semaine pour finir deux fois platine, The Game marchait sur l'eau en cette année 2005 avec son bien nommé "The Documentary". Avec l'aide du docteur, de son nouveau statut de star internationale, et de son crew emmené par l'insolent 50 Cent, l'avenir semblait radieux comme un couché de soleil californien.

Le conte de fées se finit pourtant mal quand The Game est contraint de quitter Aftermath. Après être entré en beef avec 50 Cent et le G-Unit pour des raisons d'égo, il se retrouve de nouveau seul. Sans son mentor, lui qui lui a tout appris et l'a tiré d'un destin funeste, voire sauvé la vie. Refusant de se laisser abattre une nouvelle fois, il dû faire sa route seul. Lui qui a de nouveau été abandonné, s'était finalement dit que le rap lui était destiné. Lançant toutes ses forces dans la bataille, il devait prouver qu'il n'était pas un artiste périssable qui n'arriverait pas à s'en sortir sans son guide. C'était à lui de trouver les ressources nécessaires pour écrire une autre page de ce "Documentary" sur sa vie, qui aux vues de la fougue du gaillard et de ses futurs albums, n'était pas prêt de se terminer de sitôt.

Créée

le 27 janv. 2013

Critique lue 1.2K fois

20 j'aime

4 commentaires

Stijl

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

20
4

D'autres avis sur The Documentary

The Documentary
mtf
9

Made in Compton, qualité et efficacité.

Je m'en souviens comme si c'était hier j'étais tellement "fan" de How We Do qu'on pouvait entendre à la radio toutes les 30 secondes. Je me souviens aussi un soir sur Skyrock (mon dieu, j'écoutais ce...

Par

le 4 févr. 2013

6 j'aime

The Documentary
rapchroniques
10

Un des grands albums de chez Aftermath

La sortie de The Documentary et l'inclusion de The Game chez Aftermath, label de Dr. Dre, marque le retour de celui-ci vers la West Coast. Bien que d'abord introduit aux cotés de 50 Cent dans le...

le 25 oct. 2021

1 j'aime

Du même critique

All Eyez on Me
Stijl
8

Westside story

La sortie de All Eyez On Me le 13 février 1996 est le fruit de la réunion de deux personnes qui auraient mieux fait de ne jamais se rencontrer. Pourtant, ce n'est pas comme si l'album avait marqué...

le 8 sept. 2013

92 j'aime

14

The Low End Theory
Stijl
10

The Loud Bass Theory

Il y a des signes qui ne trompent pas. Ou du moins qui vous convainquent immédiatement de la direction prise par les artistes d'un projet à l'autre. Pour le difficile passage au deuxième album, A...

le 26 juil. 2013

71 j'aime

17

The College Dropout
Stijl
9

De fil en aiguilles

Immense succès commercial, critique et riche en récompenses, The College Dropout de Kanye West est le fruit de plusieurs années de labeur. Le résultat d'un parcours artistique semé d'embûches pour...

le 24 juil. 2014

56 j'aime

10