Né à Florence le 3 mai 1469, le penseur, homme politique et théoricien Nicolas Machiavel (dit Niccolò Machiavelli en italien) est l'auteur de plusieurs oeuvres qui ont marqué entre autre le XVIème siècle, pour réussir à trouver la postérité de nos jours. Si ses textes ont été étudiés et évalués par des penseurs célèbres tout au long des siècles, c'est notamment car ils créaient une sorte de fascination, de par leur statut immorale, pragmatique et sans concessions. A tel point que l'auteur italien fut sévérement critiqué pour le côté sombre de ses écrits, allant jusqu'à ce que des termes naquirent de ses interprétations, parmi eux le "machiavélisme", symbole du cynisme politique le plus obscur, et du pessimisme le plus sévère envers la nature humaine.

Son oeuvre la plus connue et qui à elle seule représente cette noirceur tant critiquée s'intitule "Le Prince", écrit destiné à Laurent II de Médicis sur la façon de devenir prince, et de le rester, peu importe les moyens qui sont utilisés. Favorisant l'immoralité, le rejet de principes religieux et les deux termes primordiaux "fortuna" et "virtù" pour mener les tâches à bien, "Le Prince" ("Il Principe" en italien) va trouver une oreille attentive pour étudier et complètement incarner cette idée, chez un jeune homme du XXème siècle de 25 ans qui se reconnaît sûrement en ce personnage au destin qui ne lui ait pas indifférent.

Né à New-York le 16 juin 1971, Lesane Parish Crooks a juste un quart de siècle en 1996, pourtant c'est comme s'il avait déjà vécu plusieurs vies, tellement son quotidien fut marqué de faits très durs qui ont faillit même lui coûter la vie. Celui que le grand public connaît sous le nom de Tupac Shakur commence à être au bout du rouleau. De plus en plus paranoîaque, extrêmiste dans son attitude et violent même avec ses proches, le rappeur vit en cette moitié des 90s ses derniers instants. Après avoir sorti l'impressionnant All Eyez On Me sur le label à la chaise électrique Death Row Records, et sentant l'épée de Damocles peser de plus en plus au dessus de sa tête, il décide d'accélérer son départ du label californien du gangster-producteur Suge Knight.

Conclu tel un accord avec le diable en personne dans lequel le californien n'avait pas tellement le choix, l'accord qui lie Tupac à Knight est sur le papier de trois albums. All Eyez On Me sorti, il ne reste plus qu'un opus pour pouvoir espérer partir de l'emprise envahissante et menaçante de son mentor. Dans un des moments de clareté qu'il lui restait, Pac souhaitait monter son propre label et recommancer à vivre sa vie tel qu'il l'entendait, loin de toute influence néfaste, sous réserve qu'il le pouvait encore. Il faut dire que depuis le début de sa carrière et son premier album solo en 1991, le rappeur n'a eu de cesse de lutter, fléchir, vasciller pour ne jamais tomber, chose qu'il doit à son mental acquis par son expérience au quotidien mais aussi de la littérature, qui vers 1996 devenait de plus en plus présente dans sa vie et sa façon de se la représenter.

Lecteur vorace, l'artiste était influencé par des auteurs aussi différents que Sun Tzu, Mikhaîl Bakounine mais surtout, Nicolas Machiavel, dont le fameux "Le Prince" fut une référence incroyable pour le rappeur. Intéressé par la poésie, dont Tupac était l'auteur à quelques reprises, il éprouvait un attrait pour les livres de guerres, sur cette fascination du pouvoir, de comment se le procurer, à comment le garder face à ses adversaires. Machiavel était alors une source d'inspiration parfaite pour un Tupac en pleine crise d'identité sur son statut à la fois d'artiste mais aussi de jeune homme noir sous le feu des critiques dans une Amérique des 90s. L'influence va alors aller jusqu'à ce que Tupac Shakur devienne Makaveli, avec tout ce que le "machiavélique" représente, ou encore le Don Killuminati, soit le "prince tueur d'Illuminatis".

Si le changement d'alias est très courant dans le rap américain, surtout depuis que les membres du Wu-Tang Clan ont commencé leur invasion des charts, notamment avec Raekwon et son Only Built For Cuban Linx... ce nouveau nom inaugure autre chose pour l'artiste. Quelque chose de plus spirituel, de plus mystique aussi. 2Pac est mort, il a vendu son âme et commence à faiblir, vive Makaveli, l'être qui va rétablir la vérité et va laisser le courrou frapper ses ennemis. Ce n'est pas pour rien que le rappeur est représenté tel Jesus crucifié sur une croix, l'heure est à la résurrection, au jugement dernier et la sentence sera terrible.

Affublé de ce nouveau nom et gonflé à bloc pour se lancer corps et âme dans la bataille, Makaveli ne s'arrête pas là dans la symbolique du spirituel. Pour pousser le mysticisme encore plus loin, et décidé à quitter au plus vite ses obligations avec le label, le prochain album se fera en sept jours. Pas un de plus, pas un de moins ; autant se prendre pour Jesus, autant oser la symbolique du monde fait en une semaine par Dieu. Le monde justement, 2Pac n'y croit plus vraiment et décide de régler ses comptes les plus personnels à travers les douze titres de l'album, baptisé alors The Don Killuminati : 7 Day Theory. Pour ça, seuls trois jours vont servir à l'écriture des paroles et à leur enregistrement, quand les quatre suivants serviront au mix. Pac pousse sa réputation de rat de studio et de boulimique de travail jusqu'à l'extrême, imposant à ses musiciens et comparses un rythme infernal. Les seuls invités de l'album sont d'ailleurs ses collègues des Outlawz, ce qui est un changement radical face à All Eyez On Me qui en était rempli jusqu'à rabord. Aucun traitement de faveur en revanche pour les rappeurs, qui s'ils n'avaient pas fini leur seize mesures quand Shakur avait finit les siennes, ne posaient simplement pas sur le morceau. Même chose pour les musiciens; Hurt-M-Badd, producteur sur l'album et notamment du single "Me & my girlfriend" a du composer sur le champ un beat devant un Makaveli impatient et plus qu'exigeant. Un kick de batterie up tempo, une ligne de basse et quelques notes de guitare, lui permirent de réussir l'épreuve et de voir son morceau rester sur l'album.

Cette technique de travail et cette attitude rude ne sont pas sans rappeler les deux notions philosophiques mises en avant par l'auteur florentin Nicolas Machiaveli; la "fortuna" et la "virtù". Pour lui, la "fortuna" est une notion non humaine, qui peut être assimilée à la chance, bonne ou mauvaise et qui sert en dernier recours à remporter des situations, souvent acquise dans l'urgence. Tandis que la "virtù" est totalement humaine, ancrée en chaque être humain, et permet d'agir ou non, selon la nécéssité d'un événement. Dans le chapitre VI du livre "Le Prince", il explique que cette "virtù" (vertue) peut l'emporter sur la "fortuna" (fortune). Si cette dernière peut être acquise à qui réussira à ne pas céder à l'illusion et à rester clair dans ses idées, elle permet d'apporter l'aide nécessaire pour l'emporter, en ayant au préalable analyser les forces en présence. Tandis que la "virtù" est plus un effort intellectuel, de lucidité en des circonstances particulières, comme dans un soucis de prévision de catastrophes. Ces deux notions vont bel et bien ensemble et sont les points les plus importants à respecter pour pouvoir réussir pour le prince selon l'ouvrage.

En décidant de construire son album en à peine sept jours, 2Pac analyse d'abord la situation qui est de quitter au plus vite le label, même si la grande force en présence est Suge Knight, le gangster intimidant aux manières peu orthodoxes, pas prêt à laisser partir sa poule aux oeufs d'or. Entouré d'une équipe, il décide alors de créer cette oeuvre en imposant la meilleure marche à suivre selon lui, celle du travail acharné, limite autoritaire, s'assurant que le travail sera rempli à temps. L'argent (la fortune) amassé grâce à ses ventes à quelques millions d'exemplaires sert alors à assurer ce rythme effréné. S'appliquant surtout à la vie politique, le livre de Machiaveli transforme Tupac en un vrai général menant à la baguette ses subalternes.

All Eyez On Me sorti la même année était axé sur la vie de thug, que ce soit ses bons ou mauvais côtés, véritable ode à la Californie fantasmée par ces rappeurs sans fois ni lois. Sur Don Killuminati... les cloches de la mort mais surtout de la guerre sonnent plus que jamais et les 59 minutes ne sont que menaces de mort, violence verbale et dénonciations à tout va. Emporté dans une forte frénésie, Makaveli va partir en croisade contre tous ceux qu'il juge responsable de ses problèmes ou d'être illégitimes dans le monde du rap, et ne va pas hésiter à citer les noms de ses ennemis. A quelques mois de sa mort par assassinat, et de la mort de The Notorious B.I.G., soient les deux événements les plus marquants du rap américain aujourd'hui, la rivalité Est-Ouest était déjà bien ancrée. Tupac, comme chargé d'une mission, veut débarrasser cet univers rapologique des êtres qui n'en sont pas digne, et veut l'unifier sous une même bannière. Comme le but ultime de Machiavel grâce à son ouvrage, et à destination de Laurent II de Médicis ; celui d'unifier l'Italie, embourbée depuis trop longtemps dans des guerres internes entre les différentes Cités et de débarasser le pays des troupes non légitimes, comme les Français, les Suisses ou encore les Espagnols.

Ainsi, dès l'introduction "Bomb first (my second reply)", les noms de Jay-Z, Mobb Deep, Puff Daddy et Biggie sont cités et allumés sans vergogne entre deux coups de feu. Alors que Nas subit la rage de Pac sur le dernier titre "Against all odds" ainsi qu'un autre nom qu'il croit responsable dans sa tentative d'assassinat en 1994. Dre aussi n'est pas épargné. Les morceaux sont longs - 5 minutes , l'ambiance pesante, dérangeante, violente. Les productions de la plupart des titres rappelle un enterrement, tel le jugement dernier. "Hail Mary" est rythmé par des sons de cloches et des sons de xylophones et de synthés planants. "Blasphemy" commence par une voix grave modifiée avec en fond un bruit dissonant comme dans des films d'horreurs et sa première phrase plante le décor ''mon arbre généalogique est fait de dealers de drogues, de bandits et de tueurs". Un côté mystique touche le morceau, surtout avec ses prières à la fin, comme si Tupac récitait son texte en étant possédé.

Les seuls restes de ses albums précédents qui n'ont pas encore été dévorés par son ambition dévastatrice sont les titres "Toss it up" et son vocoder au refrain et son aspect 70's, le social et R'N'B "White man'z world", le lumineux "Hold ya head" et le très bon "To live and die in L.A." avec ses choeurs féminins. Plutôt funky et optimiste dans sa composition, le titre est précédé par quelques secondes où ce qui doit être une journaliste questionne le public sur le caractère violent et peu recommandable de ses albums. Les médias ont toujours été une cible du rappeur, et ce n'était pas sur son cinquième que cela allait s'arrêter. Shakur se permet même de faire un morceau sous forme de métaphore où son arme est décrite comme sa copine, rappelant le "I gave you power" de ... Nas sur "Me and my girlfriend". Morceau qui n'aura plus rien à voir avec le message d'origine quand Jay-Z et Beyoncé le reprendront à leur sauce plusieurs années plus tard.

Comme chaque album du californien, The Don Killuminati : 7 Day Theory reste fascinant de par son contenu et surtout l'attitude paradoxale de son auteur. Sorti à titre posthume, il sera le premier d'une grande lignée prouvant que le business autour de sa mort est toujours aussi rentable, cela allant jusqu'à le représenter sous la forme d'un hologramme le temps d'un concert. Ce n'est pas sa 8ème place comme personnalité morte rapportant le plus d'argent en 2007 devant Bob Marley et James Brown qui dira le contraire. Suge Knight ira jusque avancer la date de sortie de l'album pour pouvoir profiter des ventes dû à sa mort, qui se comptent aujourd'hui à plus de trois millions d'exemplaires, et se positionnant à la première place de tous les Tops à l'époque. L'album qui devait servir de porte de sortie à Shakur et n'était même pas sûr de sortir officiellement s'est transformé en moyen commercial dès que l'occasion s'est présentée. D'un patron de label qui a une chaise électrique comme logo, il ne fallait pas en imaginer moins.

A regarder de plus près, et vu les accusations et les noms cités sans recul et dans la violence la plus gratuite, peut être est-ce mieux que cet album est sorti à titre posthume. Nul ne sait la guerre que cela aurait pu provoquer, la tension électrique que cela aurait créé. Nul ne sait sauf peut être Tupac lui-même, dont l'assassinat et malheureusement celui de son ex-ennemi auront réussi à calmer les rivalités qui subsistaient alors entre les deux nations Est et Ouest. Le monde a peut être été fait en 7 jours, 2Pac lui aura réussi à devenir une légende en cinq albums. Ce ne sont pas les théories qui inondent le net sur le fait qu'il soit toujours vivant qui diront le contraire.

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le 28 avr. 2014

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Stijl

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