Tical
7.5
Tical

Album de Method Man (1994)

Dans le monde des néophytes du rap américain, le nom de Method Man ne signifie sûrement pas grand chose. Ne bénéficiant pas d'une actualité des plus récentes et n'ayant pas été plus productif du côté des charts, son nom se retrouve noyé dans la masse. Du côté des auditeurs attentifs, le constat n'est guère plus reluisant et force est de constater que le MC s'est fait rare ces dernières années. Son dernier album solo, "4:21... The Day After" date de 2006 et tenait plutôt bien la route même si dans un monde du rap toujours en mouvement, c'est une éternité. Tandis qu'en 2010, "Wu-Massacre", la tentative de trio avec deux autres membres du Wu-Tang Clan (Raekwon et Ghostface Killah) s'avérait être une déception. Symptôme de ce que l'on avait pu constater sur le raté "8 Diagrams", chant du cygne d'un groupe qui ne se supportait plus.

S'il y a bien un public susceptible de connaître Method Man, sans pour autant écouter du hip-hop à longueur de journée, c'est celui des fumeurs de substances illicites. Le rappeur new-yorkais est connu pour être un grand amateur de marijuana. Le clamant haut et fort dans la vie comme dans ses textes, il se place dans la même catégorie que les californiens de Cypress Hill. Cependant c'est avec son acolyte de fumette Redman qu'il sortira deux albums à haute teneure en fumées hallucinogènes. Ce qui sonne au départ comme une idée à la con de Def Jam ; celle de rassembler les deux plus gros fumeurs de joints de la scène rap pour un album commun, se révèle être un véritable carton commercial. "Blackout!", lancé en 1999 propulse les deux amis d'enfance sur le devant de la scène, permet de confirmer leur talent et de découvrir l'alchimie qui les unie. "Blackout! 2" sorti 10 ans plus tard se fit attendre et fut plutôt anecdotique. Le bonheur des fans se retrouvant plutôt en concert où les deux "Blunt Brothers" enflamment littéralement chaque scène qu'ils foulent. Défendant le sens du spectacle et du hip-hop, toujours un joint à portée de main.

Si du côté musical sa carrière semble stagner, Method se révèle depuis quelques années dans un domaine où nombre de ses confrères se sont essayés avant lui, sans succès. En effet, un plus large public, sous peu qu'il s'intéresse aux séries télé ou au cinéma, le connait sûrement sous son vrai nom, Clifford Smith. Agé aujourd'hui de 41 ans, il a traîné sa grande taille dans pleins de registres du petit et du grand écran. Partage de l'affiche avec le même Redman dans la comédie n°1 chez les fumeurs d'herbe "How High", dans le léger "Scary Movie 3", ou avec des rôles plus secondaires comme dans les séries "Burn Notice" ou "Les Experts". C'est surtout dans des rôles plus sérieux qu'il obtiendra une plus grande reconnaissance. En jouant dans deux séries mastodontes signées HBO que sont "Oz" et "The Wire", il ajoute une flèche à son arc et prouve qu'il mérite sa place dans ce milieu. Sombres, dramatiques, et à la fois très réalistes, ces séries sont comme le reflet des propos de Method dans ses nombreux textes. Dans le rap comme à l'écran, le rappeur de Staten Island joue sur deux tableaux. Celui du type fumant de la weed capable du délire le plus débile, comme celui du mec de quartier violent capable du pire.

Quelques vingtaines d'années auparavant, c'est le même Clifford Smith que l'on retrouve entouré de ses 8 partenaires déglingués du Wu-Tang Clan. Connu dès lors uniquement sous le nom de Method Man, il s'est démarqué de ses camarades shaolin en étant omniprésent sur le classique "Enter the Wu-Tang Clan : 36 Chambers", premier album de la nébuleuse. Nous sommes alors en 1993. S'imposer dans le chaos que forme ce groupe de 9 mecs aux dents qui raillent le parquet et aux personnalités explosives ne devait pas être une mince affaire. Pourtant avec le plus grand nombre de couplets sur les 12 titres, le refrain du single "C.R.E.A.M." et son propre titre solo "Method Man", il réussit ce défi haut la main. Pas celle qui tient le joint, l'autre. Avec sa déglutition particulière et sa voix rauque il devient vite l'un des membres du Wu le plus reconnaissable. Son charisme, sa dégaine de mi-paumé mi-futé et son flow élastique se chargent du reste.

Des critiques dithyrambiques, des millions de copies vendues, et deux awards plus tard, le Wu-Tang Clan a changé la face du rap de la côte Est et continue de faire planer son aura encore aujourd'hui. Véritable homme orchestre et tête pensante de ce groupe qu'il a bâti l'image et l'influence lui même, RZA est conscient du chemin qu'il vient d'accomplir. L'heure est venue de laisser éclater à la face du monde le talent de chacun des 8 rappeurs. Leur partie du contrat avec Loud Records remplie, le label honore sa parole et libère chaque artiste s'il souhaite signer ailleurs. C'est le début de l'ère Wu-Tang. Le raz-de-marée des années 90. L'occupation des ondes de la côte Est. Orchestrée avec une tactique infaillible, pensée dans ses moindres détails. Aux vues de ses éclatantes performances, et après avoir signé chez Def Jam, c'est naturellement Method Man qui se lance le premier dans le grand bain.

Enregistré dans la foulée en à peine un an, l'album sort en 1994. Intitulé "Tical", il confirme l'intérêt que le rappeur éprouve envers les herbes aux effets psychotiques. Issu de l'argot pour désigner un joint auquel on aurait ajouté un adultérant, le titre promet une ambiance et des rimes des plus fumeuses. Il n'aurai pu en être autrement. Venu d'un type dont le nom de scène est celui d'une sorte de weed, ça ne fait aucun doute. Mais ce qui frappe surtout c'est la pochette ; sinistre, inquiétante et d'une noirceur à faire froid dans le dos. Celle de "Enter-The Wu-Tang : 36 Chambers" avait déjà fait fort avec ses silhouettes sans visages et son atmosphère mystique, mais la pochette de "Tical" va plus loin et interpelle.

A travers ses interventions on avait déjà pu déceler chez Method Man l'image, pour ne pas dire le stéréotype, du brigand des rues semant la peur et la violence autour de lui. Atténuée par moment par ses évocations constantes à la fumette, ou ses intonations de voix. Ses acolytes suivaient le même chemin avec des textes parfois crus ainsi qu'une attitude machiste, accentuée par l'ambiance crade composée de mains de maîtres par RZA. Autant dire que l'on s'attendait à retrouver les mêmes ingrédients dans le premier solo du défoncé de la bande. Sauf que sur "Tical" la dose fut dépassée au-delà des prescriptions. Les 12 titres de l'album sont à l'image de la pochette ; noirs, dérangeants et empreints d'une ambiance sordide. RZA, seul maître à bord derrière les platines crée de bout en bout une atmosphère pesante mais à la fois homogène, semblable à un voyage sous acide dans les quartiers mal famés de New-York.

Le travail de production de RZA sur "Tical" est le même que l'on retrouvera sur les autres premiers solos des membres les plus charismatiques du Wu. S'adaptant à une personnalité, un univers et à un flow différents, le maître de la MPC créera une couleur musicale différente selon le gaillard qu'il a en face de lui avec une maîtrise et un talent sans égales. Ainsi "Only Built For Cuban Linx..." de Raekwon comportera des prods aussi sublimes que le diamant au doigt de Raekwon étalant ses histoires fantasmées à la Scarface. Pendant que "Liquid Swords" de GZA restera sombre avec un côté plus mystique, assez loin des prods catchys d' "Ironman" du farfelu Ghostface Killah.

Malgré l'apparition de Raekwon sur le titre "Meth vs Chef" , d'Inspectah Deck, Streetlife et de RZA lui-même sur le glauque "Mr. Sandman", Method Man réalise un tour de force au cours de ce trip de 44 minutes. Après une écoute attentive de l'opus, autre chose paraît clair. Le travail des deux côtés du micro et des platines est tellement poussé et surtout inséparable l'un de l'autre que "Tical" s'apparente à un show de la part des deux hommes. Une sorte d'exemple à suivre pour les nombreuses collaborations MCs/Beatmaker qui écloront au fil des années et encore aujourd'hui, tellement l'alchimie est parfaite entre les deux compères. L'anecdote autour de "Meth vs Chef " permet de montrer à quel point chacun prenait les choses au sérieux. Après le succès du premier album, RZA travaillait sur des prods pour les projets solos du Wu. Avant qu'un incendie détruise les dures heures de labeur du musicien, les membres devaient se livrer à des joutes verbales pour départager celui qui aura la chance de poser sur les précieuses productions du chef. Pas étonnant pour Clifford d'aimer la compétition et l'adrénaline du ring quand on tient son nom d'un film hongkongais de 1979 nommé "The Fearless Young Boxer".

Sur "Enter the Wu-Tang : 36 Chambers", l'ambiance était rude, crade mais teintée de samples de soul des seventies, qui permettaient de respirer par moments. Tandis que sur "Tical" le tableau est plus noir, les instrus collent aux écouteurs, le flow de Method devient gluant, il n'y a pas d'échappatoire. On imagine presque les horreurs qu'il décrit complètement défoncé par son cinquième joint. Et cela dès le premier titre de l'album ; un bruit de flûte, des combats issus des films "Master Killer", et "Ten Tigers from Kwangtung", puis quelques mots qui nous sont familiers ; "En garde, all I can try is my Wu-Tang style". Si l'atmosphère est plus sombre, "Tical" montre que l'on ne reste pas moins sur un album du Wu avec ses propres codes. L'ambiance pesante du titre éponyme n'est que le début d'une série de titres tous plus étouffants les uns que les autres. L'hypnotique "Biscuits" emboîte le pas avec ses textes crus et sans concession. Avec ses notes de piano désordonnées, backées avec les voix de plusieurs potes de Meth', "What the Blood Clot" est un guet-apens sonore. Difficile à croire qu'il s'agit bien du titre samplé par Kool Shen pour son fameux "For My People" tellement l'instrumental d'origine fait froid dans le dos.

Limiter "Tical" à un voyage lugubre sous stupéfiants et n'ayant rien d'autre à offrir que des histoires glauques serait manquer un point essentiel de l'album. La première écoute peut décontenancer, voire révulser une partie du public devant le propos cru et sans culpabilité de Method. Ajoutez leur des basses assommantes, et un son sordide qui ne vous lâche plus, elle aura vite fait de crier au scandale. Puis après plusieurs écoutes, quelque chose se précise. Cette ambiance appuyée au maximum, les propos pas toujours politiquement correct, cette position de terreur des rues, n'est elle pas poussée exprès à son firmament ? N'est on pas simplement devant un véritable trip d'un rappeur sans complexe vivant sa musique d'une façon fantasmagorique ? De plus aidée par un bon nombre d'herbes de bonne qualité, qui plus est, source d'inspiration de toujours du rappeur. A la manière d'un Raekwon qui nous conte sa vie de caîd de la drogue, nez dans le coc', vivant dans l'opulence la plus totale mais toujours prêt à faire pleurer les balles.

Soudain, un titre comme "P.L.O. Style" (en featuring avec Carlton Fisk) ne nous semble plus si terrifiant mais délirant. Comme avec ses cuivres en fond et la façon dont les deux partenaires ont de s'épauler. La voix féminine de "Stimulation" nous semble plus rassurante et chaude, le titre beaucoup plus entraînant. Il est notamment intéressant de noter le décalage entre la bass bien lourde et omniprésente et la harpe jouée en répétition de manière discrète. C'est toutefois avec "Release Yo Delf" que Method Man signe le titre le plus couillu de l'album. En se réappropriant le tube disco "I Will Survive" de Gloria Gaynor en le transformant en un véritable hymne du ghetto, la démarche de Method est géniale. Exemple du titre pondu juste pour le kiff personnel, et surtout car il en était capable, le titre, avec Blue Raspberry au refrain offre du panache au milieu du CD. Là où on en avait besoin.

Peut on réaliser un album particulièrement sombre sur les effets des drogues et être numéro 1 des charts du Hot Dance ? La réponse est oui, mais seul Method Man semble en être capable. Avec le bourdonnant et agrémenté de ragga "Bring The Pain", le membre du Wu signe l'anti single par excellence. Pourtant le flow est parfait, le groove omniprésent, c'est funky juste ce qu'il faut, c'est ce qu'on appelle un coup de maître. Si Method Man célèbre la violence et le chaos, il n'oublie pas non plus de déclarer sa flamme à la femme qu'il aime. Pas Marie Jane, l'autre.

On connaissait les chansons d'amour façon crooners, comme Marvin Gaye ou Al Green. Ces tombeurs de ces dames à la voix suave et charmeuse. Voici "All I Need", soit la déclaration d'amour façon Method Man. Plus crue, plus brutale, plus directe dans la forme, mais non moins sincère dans le fond. La sorte de balance trouvée entre propos machos de certains morceaux et démarche sincère d'amour envers celle qu'il aime. De nombreux rappeurs cherchent encore à trouver le bon équilibre. Method l'a trouvé du premier coup. Et déclare vouloir faire de sa copine sa reine, la remercie d'être là dans les mauvais moments et qu'il fera son possible pour qu'ils ne manquent de rien tout en lui promettant de l'aimer pour toujours. Le remix de Puff Daddy à l'été 1995 sera plus populaire que l'original. Avec Mary J. Blige au refrain, ajouté au spectre de Biggie et son "Me & My Bitch" collé avec brio, le titre est rebaptisé "I'll Be There For You/ You're All I Need to Get By". Le titre atteint des sommets, en se classant n°3 au Billboard Hot 100, et premier au Hot Rap. Allant jusqu'à gagner un Grammy dans la catégorie de "la meilleure performance rap d'un artiste solo ou d'un groupe".

Seul featuring sur le culte "Ready To Die" du regretté The Notorious B.I.G la même année, parmi les très sélectifs invités du "All Eyez On Me" du fou de studio 2Pac deux ans plus tard, Method a su écrire son histoire en collaborant autant avec des légendes qu'avec des artistes des quatre coins des USA. Plutôt discret médiatiquement sur la planète rap, il n'en reste pas moins l'un de ses meilleurs représentants ; alliant l'un des meilleurs flow du circuit et une technique à toute épreuve. "Tical" est représentatif de cet état de fait. Taillé à la base avec aucuns titres faits pour les radios, le potentiel de l'album se révèle à qui veut prendre le temps de le découvrir. Les millions de copies vendues au fil du temps donneront raison au MC qui maîtrisait une technique exceptionnelle déjà à l'époque. Même s'il est resté plus à l'écart par rapport à d'autres grands noms, peu nombreux sont ceux pouvant se targuer d'avoir un album entré dans la légende. Surtout lorsqu'il est considéré comme un album clé dans la renaissance de son propre genre. Avec "Tical", Method Man si. A aujourd'hui 41 ans, le bonhomme n'en a qu'à faire, préférant enflammer les planches des scènes du monde entier avec toujours la même ferveur qu'à ses débuts. Tandis que le public, entre deux joints, chante à tue tête le refrain de "Bring The Pain". Tout est dit.

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le 2 févr. 2013

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Stijl

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